Synthèse 2004

Liste des extraits


TEXTE N° 1

Qu'est ce qu'une technique ? Au sens le plus général du terme, c'est un ensemble de moyens, convenablement ordonnés, qui permettent d'atteindre une fin désirable. L'ingénieur calcule l'efficacité de ces moyens et en assure la convergence ; le technicien transforme les plans en machines ; il réalise le projet de l'ingénieur ou aide à son élaboration. Beaucoup de nos contemporains ne voient pas clairement le caractère universel de la technique et se posent ainsi d'illusoires problèmes. En réalité, le domaine de la technique est aussi vaste que celui de l'action humaine. Le propre de l'homme est de découvrir, par l'observation, les causes des phénomènes, puis de les mettre en oeuvre consciemment pour obtenir le résultat qu'il désire. L'agriculture est une technique, comme la médecine, la pédagogie ou la construction des lampes de radio. Pour l'homme, il n'y a point de création sans technique. Une sonate, un tableau ou un poème ne font pas exception à cette règle. Seuls les incompétents ignorent ou méprisent la part que prennent dans la littérature ou dans les arts la connaissance, la lucidité et le travail, c'est à dire le « métier ».

Aussi est il parfaitement vain d'opposer l'univers de la technique à l'univers de la culture. Les œuvres qui constituent celui-ci sont construites suivant les mêmes procédés que les machines de celui-là. L'invention a partout les mêmes traits généraux ; ici ou là, elle exige toujours un esprit ouvert et attentif, l'art des rapprochements inattendus, quelques hasards heureux que l'on sait saisir et utiliser, l'aptitude à se concentrer, la ténacité dans le travail, la rigueur dans la critique... En réalité, il n'y a qu'un monde, celui où l'homme, cet animal technique, soumis à la dure loi du temps, construit petit à petit l'idée ou la chose qu'il désire. Là où son opération est consciente, raisonnée, volontaire, il y a technique. Là où la lucidité s'affaiblit et où la rigueur défaille, il ne convient pas de parler de culture, mais de négligence...

Il ne faut pas non plus opposer la technique à la nature, comme si elle ajoutait à la réalité des structures artificielles, illégitimes. Toute action transforme le monde conformément à la nature de l'agent. Or il est dans la nature de l'homme d'agir raisonnablement, c'est-à-dire de prévoir autant qu'il le peut la conséquence de ses actes. L'outil prolonge le bras d'une manière aussi naturelle que la griffe prolonge la patte. En cinquante siècles, une espèce invente un organe ; en quelques années, un homme invente une machine. Ici et là, rien ne se fait contre la nature, ni même sans son aide. Le remède du médecin ou le radar du pilote se sont pas plus « contre » la nature que l'arc du sauvage ou la cueillette des populations primitives.

Dire de notre époque qu'elle est celle de la technique n'est donc pas y signaler une vertu que les périodes révolues auraient ignorée. C'est dire seulement que nos techniques ont acquis au cours des dernières années une précision et une sûreté qui ont accru leur portée dans des proportions considérables. Ce qui est nouveau dans le monde moderne, c'est la puissance de l'homme – celle qu'il détient déjà, celle surtout qu'il est certain d'acquérir bientôt.

Mais la puissance est une virtualité. Semblable à l'argent, qui vaut seulement par les biens concrets dont il assure la jouissance, elle tire sa valeur de ce qu'elle permet d'accomplir. Des moyens ne sont utiles que si la fin qu'ils visent est intéressante, c'est-à-dire si elle a une valeur pour l'homme. On peut apprécier les techniques en les comparant les unes aux autres et en mesurant leur « rendement » respectif Mais elles ne sont vraiment précieuses que par les satisfactions qu'elles procurent. La technique est faite pour l'homme et l'homme pour le bonheur. Lorsqu'on a rappelé cette double évidence, on a dit l'essentiel. Il reste seulement des significations à préciser et des confusions à dissiper.

C'est ainsi qu'il faudra distinguer les diverses formes que peut prendre le bonheur et entre lesquelles l'homme hésite à choisir. A ces formes, qui vont du plaisir sensible à l'illumination de l'intelligence et aux joies austères du sacrifice, les philosophes réservent le nom de « valeurs ». C'est une des tâches essentielles de la philosophie que de dresser le tableau des valeurs et d'en ordonner, si possible, la hiérarchie.

D'une manière moins systématique, mais plus concrète, les humanistes s'appliquent à la même tâche. Ils pensent que l'homme seul est capable de porter témoignage sur l'homme. Ce que nous pouvons alors faire de mieux est de nous instruire auprès de ceux dont l'épreuve du temps a consacré le génie. Ce que l'humaniste demande à Homère ou à Platon, à Montaigne ou à Shakespeare, c'est de nous éclairer sur les mobiles profonds des actions humaines. Mieux que personne, les grands écrivains du passé – et si nous savons entendre leur message, les grands artistes – pourront nous aider à comprendre les inspirations qui élèvent l'homme au dessus de lui même, les faiblesses qui compromettent le succès de ses initiatives, les valeurs enfin qu'il reconnaît implicitement, au moment même où il croit en poursuivre d'autres. Par eux nous saurons qu'on ne doit pas toujours juger l'homme sur ce qu'il dit, ni même sur ce qu'il fait – car ses actes le trahissent plus souvent qu'ils ne l'expriment. Grâce à eux, nous apprendrons à nous connaître et à découvrir notre vocation la plus profonde. Ainsi nos entreprises prendront leur sens véritable ; ainsi nos techniques seront condamnées ou justifiées.

On parle parfois aujourd'hui d'un « humanisme technique » comme si l'on pouvait attendre des sciences appliquées ce que les humanistes cherchaient dans les grands textes. Prise à la lettre, la formule est contradictoire, puisqu'elle semble suggérer qu'on demande aux moyens de se justifier eux mêmes. Ce qu'elle peut indiquer, cependant, et qu'une autre expression désignerait sans doute plus exactement, c'est qu'une réflexion sur l'homme a tout à gagner à considérer avec attention les conditions dans lesquelles il se trouve aujourd'hui placé. La connaissance du milieu où il opère, dont il reçoit les incitations et où il développe ses initiatives, est d'autant plus nécessaire que l'homme concret est toujours lié à une certaine situation, « engagé » dans un certain contexte. Or les circonstances sont telles aujourd'hui qu'elles nous obligent à nous arracher aux routines et à nous libérer de pseudo évidences qui n'étaient que des habitudes. Dans tous les domaines il s'agit moins de reproduire que d'inventer. La recherche devient notre occupation ordinaire et la découverte notre devoir le plus pressant.

En même temps, semblable à la sagesse des vieux livres, mais par des voies toutes différentes, la puissance que nous sentons grandir entre nos mains nous révèle à nous mêmes. Elle nous exalte moins qu'elle ne nous inquiète. Parce qu'elle est bien réelle et non plus seulement rêvée, elle nous montre tout ce qui nous manque et nous ramène à la modestie. Elle nous fait sentir aussi toute la difficulté de notre tâche.

La sagesse de l'homme moderne exige que soient résolus des problèmes pressants et concrets que ni le désespoir ni l'espérance ne suffisent à trancher. A une morale faite pour des hommes sans grand pouvoir doit se substituer une morale qui convienne à des êtres dont les actes sont lourds de conséquences. Le pauvre n'a que deux alternatives : la résignation ou la révolte et sa liberté n'est qu'un choix. La tâche de celui qui a de grandes ressources est autrement difficile: il doit inventer l'usage même de ses moyens d'action. Il ne s'agit plus de décider entre deux possibles, mais d'en faire apparaître beaucoup d'autres. Le problème n'est plus d'adopter une attitude, mais d'instaurer une œuvre, une œuvre d'homme, limitée, imparfaite, mais aussi pleine de sens que nous sommes capables de lui en donner.

Gaston Berger, « Revue de l'Enseignement supérieur », N° de janvier-mars 1958.


TEXTE N° 2

Paysan et marin

Deux hommes jadis vivaient plongés dans le temps extérieur des intempéries : le paysan et le marin, dont l'emploi du temps dépendait, heure par heure, de l'état du ciel et des saisons ; nous avons perdu toute mémoire de ce que nous devons à ces deux types d'hommes, des techniques les plus rudimentaires aux plus hauts raffinements. Certain texte grec ancien divise la terre en deux zones : celle où un même outil passait pour une pelle à grains et celle où les passants reconnaissaient en lui un aviron. Or ces deux populations disparaissent progressivement de la surface de la terre occidentale ; excédents agricoles, vaisseau de fort tonnage transforment la mer et le sol en déserts. Le plus grand événement du XXe siècle reste sans conteste la disparition de l'agriculture comme activité pilote de la vie humaine en général et des cultures singulières.

Ne vivant plus qu'à l'intérieur, plongés exclusivement dans le premier temps, nos contemporains, tassés dans les villes, ne se servent ni de pelle ni de rame, pis, jamais n'en virent. Indifférents au climat, sauf pendant leurs vacances, où ils retrouvent, de façon arcadienne et pataude, le monde, ils polluent, naïfs, ce qu'ils ne connaissent pas, qui rarement les blesse et jamais ne les concerne.

Espèces sales, singes et automobilistes, vite, laissent tomber leurs ordures, parce qu'ils n'habitent pas l'espace par où ils passent et se laissent donc aller à le souiller.

Encore un coup : qui décide ? Savants, administrateurs, journalistes. Comment vivent ils ? et d'abord, où ? Dans des laboratoires, où les sciences reproduisent les phénomènes pour les mieux définir, dans des bureaux ou studios. Bref, à l'intérieur. Jamais plus le climat n'influence nos travaux.

De quoi nous occupons nous ? De données numériques, d'équations, de dossiers, de textes juridiques, des nouvelles sur le marbre ou les téléscripteurs : bref, de langue. Du langage vrai dans le cas de la science, normatif pour l'administration, sensationnel pour les médias. De temps en temps, tel expert, climatologue ou physicien du globe, part en mission pour recueillir sur place des observations, comme tel reporter ou inspecteur. Mais l'essentiel se passe dedans et en paroles, jamais plus dehors avec les choses. Nous avons même muré les fenêtres, pour mieux nous entendre ou plus aisément nous disputer. Irrépressiblement, nous communiquons. Nous ne nous occupons que de nos propres réseaux.

Ceux qui, aujourd'hui, se partagent le pouvoir ont oublié une nature dont on pourrait dire qu'elle se venge mais qui, plutôt, se rappelle à nous qui vivons dans le premier temps et jamais directement dans le second, dont nous prétendons parler cependant avec pertinence et sur lequel nous avons à décider.

Nous avons perdu le monde : nous avons transformé les choses en fétiches ou marchandises, enjeux de nos jeux de stratégie ; et nos philosophies, depuis tantôt un demi siècle, ne dissertent que de langage ou de politique, d'écriture ou de logique.

Au moment même où physiquement nous agissons pour la première fois sur la Terre globale, et qu'elle réagit sans doute sur l'humanité globale, tragiquement, nous la négligeons..


Terme long et court

Mais dans quel temps, derechef, vivons nous, même quand il se réduit à celui qui passe et coule ? Réponse aujourd'hui universelle : dans le très court terme. Pour sauvegarder la Terre ou respecter le temps, au sens de la pluie et du vent, il faudrait penser vers le long terme, et, pour n'y vivre pas, nous avons désappris à penser selon ses rythmes et sa portée. Soucieux de se maintenir, le politique forme des projets qui dépassent rarement les élections prochaines ; sur l'année fiscale ou budgétaire règne l'administrateur et au jour la semaine se diffusent les nouvelles ; quant à la science contemporaine, elle naît dans des articles de revue qui ne remontent presque jamais en deçà de dix ans ; même si les travaux sur le paléo climat récapitulent des dizaines de millénaires, ils ne datent pas eux mêmes de trois décennies.

Tout se passe comme si les trois pouvoirs contemporains, j'entends par pouvoirs les instances qui, nulle part, ne rencontrent de contre pouvoirs, avaient éradiqué la mémoire du long terme, traditions millénaires, expériences accumulées par les cultures qui viennent de mourir ou que ces puissances tuent.

Or nous voici en face d'un problème causé par une civilisation en place depuis maintenant plus d'un siècle, elle même engendrée par les cultures longues qui la précédèrent, infligeant des dommages à un système physique âgé de millions d'années, fluctuant et cependant relativement stable par variations rapides, aléatoires et multiséculaires, devant une question angoissante dont la composante principale est le temps et spécialement celui d'un terme d'autant plus long que l'on pense globalement le système. Afin que l'eau des océans se mélange, il faut que s'achève un cycle estimé à cinq millénaires.

Or nous ne proposons que des réponses et des solutions de terme court, parce que nous vivons à échéances immédiates et que de celles ci nous tirons l'essentiel de notre pouvoir. Les administrateurs tiennent la continuité, les médias la quotidienneté, la science enfin le seul projet d'avenir qui nous reste. Les trois pouvoirs détiennent le temps, au premier sens, pour maintenant statuer ou décider sur le second. Comment ne pas s'étonner, par parenthèse, du parallélisme, dans l'information au sens usuel, entre le temps ramené à l'instant qui passe et qui seul importe, et les nouvelles réduites obligatoirement aux catastrophes, qui, seules censées intéressantes, passent ? Tout comme si le très court terme se liait à la destruction : faut-il entendre, en revanche, que la construction demande le long ? Même chose dans la science : quels rapports secrets entretient la spécialisation raffinée avec l'analyse, destructrice de l'objet, déjà dépecé par la spécialité ?

Or il faut décider sur le plus grand objet des sciences et des pratiques : la Planète Terre, nouvelle nature.

Certes, nous pouvons ralentir les processus déjà lancés, légiférer pour consommer moins de combustibles fossiles, replanter en masse les forêts dévastées... toutes excellentes initiatives, mais qui se ramènent, au total, à la figure du vaisseau courant à vingt cinq nœuds vers une barre rocheuse où immanquablement il se fracassera et sur la passerelle duquel l'officier de quart recommande à la machine de réduire la vitesse d'un dixième sans changer de direction.

D'un problème de long terme et d'empan maximum, la solution, pour devenir efficace, doit au moins égaler la portée. Ceux qui vivaient dehors et dans le temps de la pluie et du vent, dont les gestes induisirent des cultures longues à partir d'expériences locales, les paysans et les marins, n'ont depuis longtemps plus la parole, s'ils l'eurent jamais ; elle nous reste, à nous, administrateurs, journalistes et savants, tous hommes de court terme et de spécialités pointues, en partie responsables du changement global du temps, pour avoir inventé ou propagé les moyens et les outils d'interventions puissantes, efficaces, bienfaisantes et dommageables, inhabiles à trouver des solutions raisonnables parce que immergés dans le temps bref de nos pouvoirs et emprisonnés dans nos étroits départements.

S'il existe une pollution maténielle, technique et industrielle, qui expose le temps, au sens de la pluie et du vent, à des risques concevables, il en existe une deuxième, invisible, qui met en danger le temps qui passe et coule, pollution culturelle que nous avons fait subir aux pensées longues, ces gardiennes de la Terre, des hommes et des choses elles mêmes. Sans lutter contre la seconde, nous échouerons dans le combat contre la première.

Comment réussir dans une entreprise de long terme avec des moyens de terme court ? Il nous faut payer un tel projet par une révision déchirante de la culture induite aujourd'hui par les trois pouvoirs qui dominent nos brièvetés. Avons nous perdu mémoire des âges antédiluviens, où un patriarche (1), dont nous descendons sans doute, dut se préparer, en construisant l'arche, modèle réduit de la totalité de l'espace et du temps, à une transgression marine causée par quelque déglaciation ?

Michel Serres, Le contrat naturel, 1990.

(1) Il s'agit de Noé, personnage biblique à qui Dieu commanda de construire une arche pour que sa famille et un représentant de chaque espèce animale puissent échapper au Déluge.


TEXTE N° 3

Tchernobyl et le Sida nous ont brutalement révélé les limites des pouvoirs technico scientifiques de l'humanité et les « retours de manivelle » que peut nous réserver la « nature ». A l'évidence, une prise en charge et une gestion plus collective s'imposent pour orienter les sciences et les techniques vers des finalités plus humaines. On ne peut s'en remettre aveuglément aux technocrates des appareils de l'État pour contrôler les évolutions et conjurer les risques dans ces domaines, régis, pour l'essentiel, par les principes de l'économie de profit. Certes, il serait absurde de vouloir retourner en arrière pour tenter de reconstituer les anciennes manières de vivre. Jamais le travail humain ou l'habitat ne redeviendront ce qu'ils étaient, il y a encore quelques décennies, après les révolutions informatiques, robotiques, après l'essor du génie génétique et après la mondialisation de l'ensemble des marchés. L'accélération des vitesses de transport et de communication, l'interdépendance des centres urbains, [...] constituent également un état de fait irréversible qu'il conviendrait avant tout de réorienter. D'une certaine façon, on doit admettre qu'il faudra « faire avec » cet état de fait. Mais ce faire implique une recomposition des objectifs et des méthodes de l'ensemble du mouvement social dans les conditions d'aujourd'hui.

Moins que jamais la nature ne peut être séparée de la culture et il nous faut apprendre à penser « transversalement » les interactions entre écosystèmes, mécanosphère (1) et Univers de référence sociaux et individuels. De même que des algues mutantes et monstrueuses envahissent la lagune de Venise, de même les écrans de télévision sont saturés d'une pollution d'images et d'énoncés « dégénérés ». Une autre espèce d'algue relevant, cette fois, de l'écologie sociale consiste en cette liberté de prolifération qui est laissée à des hommes comme Donald Trump qui s'empare de quartiers entiers de New York, d'Atlantic City, etc., pour les « rénover », en augmenter les loyers et refouler, par la même occasion, des dizaines de milliers de familles pauvres, dont la plupart sont condamnées à devenir « homeless », l'équivalent ici des poissons morts de l'écologie environnementale. Il faudrait aussi parler de la déterritorialisation sauvage du Tiers Monde, qui affecte concurremment la texture culturelle des populations, l'habitat, les défenses immunitaires, le climat, etc. Autre désastre de l'écologie sociale : le travail des enfants qui est devenu plus important qu'il n'était au XIXe siècle ! Comment reprendre le contrôle d'une telle situation qui nous fait constamment frôler des catastrophes d'autodestruction ? Les organisations internationales n'ont que très peu de prise sur ces phénomènes qui appellent un changement fondamental des mentalités. La solidarité internationale n'est plus assumée que par des associations humanitaires alors qu'il fut un temps où elle concernait au premier chef les syndicats et les partis de gauche. De son côté, le discours marxiste s'est dévalué. (Pas le texte de Marx qui, lui, conserve une très grande valeur). Et il appartient aux protagonistes de la libération sociale de reforger des références théoriques éclairant une voie de sortie possible à l'histoire, plus cauchemardesque que jamais, qui est celle que nous traversons. Non seulement les espèces disparaissent mais les mots, les phrases, les gestes de la solidarité humaine. Tout est mis en œuvre pour écraser sous une chape de silence les luttes d'émancipation des femmes et des nouveaux prolétaires que constituent les chômeurs, les « émarginés », les immigrés...

Félix Guattari, Les trois écologies, 1989.

(1) Univers industriel et technique.


TEXTE N° 4

[…] si l'on parle de « révolution » à propos des biotechnologies, c'est aussi en un sens beaucoup plus profond. C'est l'essence ou la nature de l'homme qui, aux yeux de beaucoup, semble en voie d'être atteinte, transformée, voire détruite. Ainsi le politologue américain Francis Fukuyama a-t-il recours au vocabulaire de la « posthumanité »(1) pour caractériser les « conséquences des biotechnologies ». Car, martèle-t-il, les hommes, au cours de leur histoire, ont modifié leur culture, changé leurs modes de production, réorganisé leurs sociétés. Mais ils n'ont encore jamais touché à leur propre nature. Or, c'est ce qu'ils ont aujourd'hui les moyens de faire. « Les biotechnologies peuvent nous transporter dans l'étape posthumaine de notre histoire ».

Le processus de la procréation sera maîtrisé ; le sexe de l'enfant qui vient au monde n'aura plus rien d'aléatoire ; les maladies héréditaires ne constitueront plus une finalité ; le vieillissement sera retardé, et la mort même toujours repoussée. Ni hasard ni destin : en appliquant son génie à ce vivant qu'il est parmi les autres vivants, l'être humain va changer les conditions de sa propre vie ; il va franchir les limites de ce qui constituait l'essentiel de sa finitude.

Que nous soyons ainsi en train d'assister au déclenchement d'un processus d'une portée quasi métaphysique, ne paraît guère douteux. Comment expliquer autrement, par exemple, la passion des débats autour du clonage humain ? Va t-on, par souci de faire progresser la thérapeutique en disposant de tissus qu'on puisse greffer sans phénomène de rejet, ouvrir la voie au clonage reproductif qui aurait de toutes autres fins puisqu'il s'agirait d'une nouvelle méthode de procréation ? Une telle pratique qui permettrait de fixer le génotype d'un être avant même qu'il ne soit conçu, donc de sélectionner les traits de sa constitution génétique, représenterait bien « un symbole, un seuil de non retour dans l'expérience humaine ». Fukuyama fait écho aux imprécations de Léon Kass et retrouve les accents de Hans Jonas (1903 1993) (2) pour alerter sur l'irréversibilité de ce geste : « À l'avenir la puissance de la recherche se démarquera de la médecine classique par son aptitude à agir sur le génotype même de l'homme, affectant non seulement l'individu concerné mais toute sa descendance » (3).

Mais est-ce bien la « nature humaine » qui est en jeu ? Peut on identifier cette nature à ce que nous enseigne la génétique de ce que nous appelons par métaphore un « patrimoine » ? Ce que nous avons appris depuis cinquante ans (de la double hélice au génome humain décrypté) de ce patrimoine, ce que la révolution des neurosciences et spécialement les travaux de la neurobiologie du développement – nous montre, c'est à quel point la biologie ne saurait fournir, par elle même, le contenu de ce que nous entendons par « nature humaine ».

Ce concept hérité des théologiens chrétiens qui l'utilisaient pour distinguer l'homme des autres créatures en établissant le lien entre lui et son origine à leurs yeux surnaturelle, repris par les philosophes pour « fonder » le droit sans avoir recours à Dieu, égare aujourd'hui la pensée en y provoquant l'épouvante face à la science.

Ce qui arrive avec les biotechnologies, c'est bien plutôt que, par la technique issue des exigences de la vie, l'homme va se trouver en mesure de maîtriser, en partie, et éventuellement de modifier, ces exigences. Mais s'il y a continuité des normes vitales aux normes culturelles de l'existence humaine, cette continuité ne saurait autoriser à réduire les secondes aux premières. Contrairement à ce que soutient, par exemple, Léon Kass dans son livre The ethics of human cloning, on ne saurait identifier la reproduction par coït dans le cadre d'un couple à une norme naturelle par rapport à laquelle toute autre pratique ou technique constituerait une « déviance » par elle même socialement désastreuse.

Nous savons parfaitement que les relations de parenté jouent des rôles fort divers dans les sociétés humaines et que la filiation reconnue s'accorde souvent beaucoup de liberté par rapport aux réalités indéniables évidemment de la reproduction biologique.

Les normes sociales expriment le processus de normalisation par lequel les sociétés humaines ne cessent de se penser et de se vouloir activement responsables de leur destin. Mais ces normes n'ont cessé de se diversifier et de se renouveler par écarts successifs et parfois par soudains bouleversements.

Les biotechnologies nous autorisent aujourd'hui à nous délivrer de l'idée dominante en Occident que ces normes seraient enracinées dans quelque nature biologique que ce soit. Elles nous obligent à ouvrir le champ des possibles pour établir de nouvelles normes, un nouveau système normatif.

C'est une lourde responsabilité que cette liberté nouvellement conquise. Mais elle n'annonce pas nécessairement un destin de servitude, comme on se plaît à le dire ici ou là, en jouant de références insistantes à la science fiction ; elle emporte au contraire la promesse d'une plus grande capacité d'agir et de penser pour l'être humain qui, pour peu que nous soyons vigilants et que nous nous en donnions les moyens, pourra s'exercer au bénéfice de tous en intensifiant la vie.

L'heure est venue d'exercer nos esprits critiques à des « biovisions »...

Dominique Lecourt, « Discours prononcé à Genève, Palais des Nations (ONU), Sous le titre La Technique et la vie - Le 23 septembre 2002 », Raison présente, N° 145.

(1) Fukuyama F., Our posthuman future : consequences of the biotechnology revolution , Farrar, Straus and Giroux, New-York, 2002.
(2) En 1979, Hans Jonas propose « une éthique pour la civilisation technologique » dans son livre Das Prinzip Verantwortung ; trad. franç., Le principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, Editions du Cerf, Paris, 1990.
(3) Fukuyama F., « In Defense of Nature, Human and Non Human », in World Watch Magazine , July August 2002, vol. 15, n°4, p. 30-32.
(4) Kass L. R. et Wilson J. Q., The ethics of human cloning, The AEI Press, Washington, 1998.