Synthèse 2003

Liste des extraits


TEXTE N° 1

Je ne suis pas de ces clercs quinteux, économes de leurs muscles, paresseux ou timides, que tout effort physique inquiète et décourage. J'ai parcouru la moitié de l'Europe à pied et le sac au dos. Je sais, comme tout homme raisonnable, nager, aller à bicyclette, conduire une voiture, tenir une raquette, voire un aviron. J'ai, pendant des années, battu le sol des salles d'armes pour infliger quelque fatigue à ma carcasse de citadin. J'entends bien que mes trois fils seront agiles, adroits, robustes, si la vie me prête assistance. Je ne dédaigne pas l'exercice corporel : je l'aime, je le recommande, je le souhaite souvent, au fond d'une retraite trop studieuse. Mais cette comédie du sport avec laquelle on berne et fascine toute la jeunesse du monde, j'avoue qu'elle me semble assez bouffonne.

Dans la mesure même où il participe de l'hygiène et de la morale, le sport –  acceptons le terme puisqu'il a forcé notre vocabulaire – le sport devait être avant tout, une chose personnelle, discrète ou même un jeu de libres compagnons, une occasion de rivalités familières et surtout, comme disait le mot avant ses aventures modernes, un plaisir, un amusement, un thème de gaieté, de récréation. Le sport. entre les mains de traitants ingénieux, est devenu la plus avantageuse des entreprises de spectacle. Il est –  corollaire obligé – devenu la plus étonnante école de vanité. L'habitude, allégrement acquise, d'accomplir les moindres actes du jeu devant une nombreuse assistance a développé, dans une jeunesse mal défendue contre les chimères, tous les défauts que l'on reprochait, naguère encore, aux plus arrogants des cabotins. Il s'est fait un bien étrange déplacement de la curiosité populaire. Quel ténor d'opérette, quel romancier pour gens du monde et du demi-monde, quel virtuose de l'éloquence politique peut se vanter, aujourd'hui, d'être aussi copieusement adulé, célébré, caricaturé que les chevaliers du « ring  », du stade ou de la piste ? Et je ne parle pas des princes, des spécialistes exceptionnels, des inventeurs, de ceux qui ont des traits d'inspiration, créent un genre, une tradition, se montrent, en quelque mesure, grands par la patience, le courage, la grâce ou la fantaisie. Non, je parle de ces honnêtes garçons qui font correctement les gardiens de but, courent assez bien les cent mètres, savent pédaler longtemps et qui ne peuvent plus ouvrir un journal sans y chercher de l'œil leur profil et le récit de leurs exploits dominicaux. Je parle de ces gentils compagnons qui, dès l'enfance, chérissaient la force, la souplesse, le beau jeu, l'acte élégant et difficile, de ces bons gars que l'on a, petit à petit, gâtés d'orgueil, engagés dans des concurrences absurdes, livrés au pire des publics, celui du cirque, enivrés d'une gloire grossière, perfide, bientôt plus nécessaire que l'alcool. Je parle de tous ces enfants que l'on disait avec juste raison des amateurs parce qu'ils aimaient quelque chose, et que l'on voit se transformer bien vite en sportsmen de métier, vaniteux, cupides, que la moindre défaveur aigrit et dévoie, qui cessent d'aimer leur plaisir dès qu'il devient un gagne-pain.

L'ambition, sans doute noble en soi, de briller au premier rang pousse un grand nombre de jeunes hommes à réclamer de leur corps des efforts auxquels ce corps paraît peu propre. Le sport n'est plus, pour beaucoup, un harmonieux amusement, c'est une besogne harassante, un surmenage pernicieux qui excède les organes et fausse la volonté. Trop vite spécialisé, l'athlète ne se développe pas dans un heureux équilibre. il accuse les stigmates, les déformations et les laideurs où se marque tout excès professionnel.

Dès que les compétitions perdent leur gracieux caractère de jeux purs, elles sont empoisonnées par des considérations de gain ou de haines nationales. Elles deviennent brutales, dangereuses  ; elles ressemblent à des attentats plutôt qu'à des divertissements.

Les jeunes hommes qui prennent, sur leur loisir ou sur leur ouvrage, le temps de cultiver un de ces sports exigeants que soignent les hommes d'affaires avec leur attirail de presse et de gloire, ces jeunes gens risquent de compromettre une carrière substantielle pour une brillante illusion. Quel saint, ayant à choisir entre un emploi obscur dans quelque ministère et l'espoir d'être un jour capitaine de foot-ball, garderait la sérénité ? Qui ne lâcherait l'austère proie pour l'ombre enivrante ? Dans le dessein de pousser notre jeunesse française à ce culte des sports, on a fait jouer les plus vénérables ressorts. On a dit que la patrie menacée, appauvrie, peut avoir besoin, quelque jour, d'une jeunesse endurcie, trempée par les jeux de force et d'adresse. L'argument est sans valeur si l'on s'en rapporte à l'histoire. La grande guerre fut faite, en France du moins, par des paysans, des employés, des ouvriers, des bourgeois, des intellectuels, sans culture sportive pour la plupart et qui, pendant près de cinq ans, ont montré des vertus physiques et morales dignes de considération. En revanche, certains princes du sport n'ont même pas compromis leur grandeur dans les misères de la troupe.

Entre tous les griefs que soulève cette curieuse querelle, on ne saurait passer sous silence l'éternelle question du langage. Les professionnels du sport ont acclimaté, chez nous, un jargon ébouriffant, presque intraduisible, farci de mots étrangers, employés hors de propos, prononcés de façon comique, engagés dans des métaphores que le bon sens désavoue, – je ne parle pas du bon goût.–

Au lendemain de la guerre, nombre d'écrivains ont fait une généreuse tentative pour doter le sport d'une littérature lisible. Grand dessein, assez vite abandonné. Le publie lettré n'a pas encouragé ces effusions olympiques. Pour le public des stades, il se moque bien des belles lettres. Quant aux acteurs des orgies musculaires, ils sont grisés d'un encens tout autre que celui des jeunes romanciers ; ils n'ont même pas ouvert les livres qui célébraient seulement la chose et ne nommaient pas toujours les gens. Comme on écrit, somme toute, dans l'espoir de se faire lire, les poètes, désappointés, ont restitué le sujet aux journalistes spéciaux.

Georges DUHAMEL, « Scène de la Vie Future » 1930.


TEXTE N° 2

Nous déléguons aux champions le soin de prouver que jamais l'homme n'a couru plus vite, ni sauté plus haut. Parce que nous n'avons plus l'occasion de nous battre au coin d'une rue ou d'un bois, nous regardons deux spécialistes se donner des coups sur un ring. Parce que nous ne montons plus à cheval, mais en voiture, nous encourageons, sur les champs de course, la race chevaline. Parce que la guerre est devenue inhumaine, mécanique, abstraite, nous aimons le rugby, ce simulacre d'une guerre selon les règles, dont la mêlée évoque le loyal affrontement des hoplites. Fête du corps, le sport nous ramène aux origines, lorsque l'homme ne pouvait survivre que grâce à ses qualités physiques d'endurance, d'adresse, de force et de courage. Par l'intermédiaire des champions, nous renouons le lien ombilical avec les forces obscures et terribles de l'instinct vital.

Une conduite rationnelle (et vraiment progressiste) serait assurément toute opposée. Plutôt que de mimer par des techniques magiques, surgies de la nuit des temps, la réconciliation de l'homme et de son corps, nous la réaliserions effectivement. Il est d'ailleurs significatif que les campeurs, les naturistes, les amateurs de promenades ou de baignades sont rarement intéressés par l'événement sportif. C'est qu'ils n'en ont pas besoin.

Pierre de Coubertin (1), par romantisme réactionnaire, a contribué plus que quiconque à entraîner l'humanité sur la mauvaise voie, en développant la « religion du sport  » et le culte des « dieux du stade ». Henri Desgrange (2) a poussé à la roue, sans l'excuse absolutoire de la naïveté. Tous les marchands de sueur , « managers » et « dirigeants », ont prêté la main à cette entreprise de « mythification », les uns par esprit de lucre, les autres par vanité. Mais à quoi bon s'indigner ? Nous nous faisons beaucoup d'illusions sur l'homme moderne. Parce qu'il a appliqué sa raison à la conquête de la nature, nous l'imaginons capable d'une conduite rationnelle.

Jamais les voyantes et les magiciens n'ont été plus nombreux ni mieux achalandés. En fait, l'homme moderne reste un primitif. Cet ouvrier qui se prive de tout, même du nécessaire, pour payer chaque mois les traites de sa voiture, pratique à sa façon le potlatch (3). Il lui faut le dernier modèle, celui qui sort à peine du « salon », sinon il perdrait la face devant son voisin de palier, qui vient de l'acheter. Son automobile, dans la pratique, ne lui sert à rien, ou presque, mais elle lui donne un simulacre de prestige. Le baron de Coubertin, Henri Desgrange et leurs émules ne font donc, en définitive, que satisfaire un besoin, tout comme les trafiquants de drogues. Ils fournissent de l'opium aux intoxiqués.

Imaginons – hypothèse absurde – qu'un gouvernement décide un beau jour de supprimer les compétitions sportives, pour consacrer l'argent ainsi économisé à la protection du patrimoine naturel du pays. Il serait assurément plus utile de sauvegarder et d'aménager, à proximité des villes, de vastes étendues de champs et de bois, de lutter efficacement contre la pollution de l'eau et de l'air, que de construire des stades de cent mille places et de fabriquer, à la chaîne, des champions olympiques. Imaginons toujours que ce gouvernement ait la force de se faire obéir. Sa conduite serait rationnelle, progressiste, tout ce qu'on voudra, sauf raisonnable.

Dans le domaine du sport comme dans les autres, il n'est de politique accordée au bien commun que racinienne (4). Il lui faut prendre l'homme tel qu'il est plutôt que tel qu'elle voudrait qu'il soit...

Il est à la mode de « démythifier », en ce moment. Tout y passe, Jésus-Christ, Karl Marx et Jacques Anquetil (5). Mais si l'on allait tuer des mythes policés, bien élevés, pour que d'autres les remplacent, qui seraient barbares et féroces ? Mythe pour mythe, celui d'Anquetil me paraît plus aimable que celui d'Adolphe Hitler.

Georges Magnane énumère les trois principaux « basic appeals » – mieux vaudrait parler de « pulsions » – qu'exploite un événement sportif tel que « le Tour de France ».

a) La violence : « la photo de Robic (5) suant et défiguré par l'effort » sur une couverture de magazine. Mais s'agit-il de «  violence » ? N'est-ce pas plutôt la tension du coureur qui va au delà de ses forces que met en valeur la couverture de ce magazine ?

b) La sexualité : « ce titre rouge et fond noir annonçant : Martine Carol, marraine du Tour ». Mais s'agit-il de sexualité ? L'image de la femme – même aussi « glamourous » que l'était la malheureuse Martine – n'est pas liée de nécessité à l'instinct sexuel. En l'occurrence, elle évoque, tout au contraire, la tradition courtoise du tournoi. « Le baiser au vainqueur » qu'une belle fille accorde au gagnant de l'étape n'a qu'un caractère symbolique et personne ne s'y trompe.

Nous sommes en présence d'un rite chevaleresque, qui s'explique aisément, si l'on se souvient que le sport moderne procède bien davantage des joutes médiévales que des Olympiades grecques. Dans cette rude bataille d'hommes, où la femme n'a pas de place, il faut feindre de croire que les champions combattent pour le plaisir et l'honneur des dames.

c) L'argent. Qu'il joue un rôle, comment le nier ? Les gains d'un Bobet (5) ou d'un Anquetil n'ont pas le caractère fabuleux de ceux d'une vedette de cinéma – même s'ils sont, en valeur absolue, équivalents – ils ne s'inscrivent pas dans une mythologie, mais dans une comptabilité. ils étalonnent la valeur physique et morale d'un champion. Ils ne doivent rien aux caprices des foules. Bobet ou Anquetil sont mieux payés parce qu'ils sont les plus forts, non parce qu'ils sont les plus aimés.

Donc ni la violence, ni le sexe, ni l'argent ne représentent des « basic appeals  », des centres d'intérêt assez puissants pour justifier l'attrait qu'exerce le Tour. Il faut chercher ailleurs, précisément du côté de la religion. J'ai dit beaucoup de mal d'Henri Desgrange, mais je l'admire à ma façon. Il possédait un instinct quasi infaillible de l'inconscient collectif. Aussi a-t-il senti que le champion devait prendre, pour mobiliser l'intérêt des foules, la stature d'un demi-dieu. Or qu'est-ce qu'un demi-dieu, dans la mythologie antique, sinon le héros tragique ? Donc, il a donné au Tour le style et l'ordonnance du mélodrame, cette forme dégradée de la tragédie, en mettant le champion aux prises avec « l'homme au marteau » (6), moderne figure du Destin. En effet, le demi-dieu se porte au delà de la condition humaine. Dans son orgueil, il tente de dépasser les limites de son humanité, pour se faire semblable aux dieux. Il tombe donc dans ce que les Grecs nommaient « l'hubris », la démesure. En termes plus prosaïques, il « en fait trop », il en « remet », il s'imagine que rien ne saurait résister à sa puissance, à son énergie, à sa volonté. Mais à ce moment, il rencontre « l'homme au marteau » (6), la défaillance brutale, qui lui fait perdre le bénéfice de ses efforts et le ramène à la condition commune.

Icare, qui a perdu ses ailes, n'est plus qu'un pauvre homme comme les autres, qui pleure, sur le bord de la route, son ambition brisée. Qui ne se souvient de Louison Bobet, faisant le coup de folie de brûler un contrôle de ravitaillement, s'échappant, franchissant en vainqueur les grands cols alpins et soudain s'effondrant, victime de la fringale, à proximité du but ?

Le destin ne s'incarne pas nécessairement dans « l'homme au marteau », dans cette rébellion d'un corps, dont le coureur a trop exigé. Il prend bien d'autres visages. Celui d'une chute, d'une roue qui casse, d'une crevaison, qui rappellent au champion que la m écanique, instrument de sa gloire, est toujours prête à le trahir. Celui aussi d'un sacrifice, exigé par la loi morale. En 1934, Vietto, par esprit d'équipe, passe sa roue à Antonin Magne (5) le « leader », et renonce du même coup à tout espoir de gagner le Tour.

Le spectateur guette l'embuscade que le Destin tend au champion, et pourtant son comportement est pur de tout sadisme. Il ne ressemble en rien à celui de l'Anglais qui savourait d'avance le moment où le lion mangerait le dompteur. Tout au contraire, il entoure de compassion le champion vaincu par la Fortune. Robic dut une bonne part de sa popularité à sa réputation d'éternel malchanceux. Puisque le spectateur s'identifie au champion, il sait que celui-ci déjouera une fois ou dix les embûches que lui tend le sort, mais qu'un jour ou l'autre il finira par succomber. Comme dans toute cérémonie tragique, des sentiments contradictoires l'habitent : l'admiration et l'angoisse de la démesure, la révolte contre l'injustice du Destin et la résignation devant des forces dont l'homme n'acquiert jamais la maîtrise.

Pierre DEBRAY, « Contre le Tour de France » 1967.

(1) Pierre de Coubertin (l863-1937), rénovateur des Jeux Olympiques.
(2) Henri Desgrange : journaliste sportif, fondateur du Tour de France cycliste.
(3) Potlatch : don à caractère sacré, constituant pour le donataire un défi de faire un don équivalent.
(4) Racine a été considéré par la critique littéraire comme peignant l'homme tel qu'il est et non tel qu'il doit être.
(5) Coureur cycliste, vainqueur du Tour de France.
(6) « Faire connaissance avec l'homme au marteau » signifie, dans le jargon cycliste, subir une défaillance inattendue et dramatique.


TEXTE N° 3

En un peu plus d'un siècle (la codification de ses règles remonte à 1863), le football est devenu une « passion planétaire » : c'est un des rares éléments – voire le seul – d'une culture mondiale masculine, compris par tous, transgressant la diversité des régions, des nations, des générations. La France n'a pas échappé à cette emprise, même si elle se situe quelque peu en retrait par rapport à ces deux foyers majeurs de ferveur que sont, en Europe, l'Angleterre, et l'Italie : l'assistance moyenne aux matchs de première division est de 13 000 spectateurs (21 000 en Angleterre, 33 000 en Italie) et le pays ne connaît pas ces derbies enflammés qui opposent deux équipes rivales d'une même métropole et grossissent les contrastes qui façonnent la vie urbaine (1). L'intérêt pour la pratique et le spectacle font cependant du football le « sport roi » en France, comme en témoignent de multiples indices : avec 1 997 000 licenciés, la Fédération française de football occupe de loin la première place parmi les fédérations sportives ; L'Équipe, qui consacre environ la moitié de ses rubriques au football, est le quotidien le plus lu en France (en moyenne par 1 787 000 personnes dont 1 516 000 hommes) (2) ; les retransmissions télévisées des grands matchs jouissent régulièrement d'audiences records (tel fut le cas, par exemple, pour la finale de la coupe d'Europe des clubs champions, Olympique de Marseille-AC Milan, suivie en mai 1993 par 17,5 millions de téléspectateurs). Pendant les vingt dernières années, cet engouement s'est à la fois accru et diversifié. L'avènement d'une génération de jeunes supporters a sensiblement modifié la physionomie des tribunes ; victoires, échecs et vicissitudes des clubs sont devenus des causes nationales (3) ; de façon plus significative encore, le football a été érigé en une sorte de paradigme de la vie collective. Industriels, managers, gouvernants ne s'y sont pas trompés, qui multiplient les métaphores sportives et en inversent désormais le sens conventionnel : naguère on comparait l'équipe à une entreprise (avec son patron, ses cadres, ses exécutants... ) ; aujourd'hui on compare l'entreprise à une équipe (avec son capitaine, ses professionnels qui ont l'esprit de compétition et le sens de la performance collective).

Cette « footballisation » de la société s'enracine sans doute dans un terreau propice. Ce sport d'équipe et de contact offre, en effet, un éventail de propriétés athlétiques, dramatiques et esthétiques qui se prêtent tout particulièrement à la spectacularisation et aux symbolisations les plus diverses. Si l'on entre si volontiers dans cette histoire de ballon, de pieds, de torse et de tête, c'est que le match, à l'instar des grands genres, fait éprouver, en quatre-vingt-dix minutes, toute la gamme des émotions que l'on peut ressentir dans le temps long et distendu d'une vie : la joie, la souffrance, la haine, l'angoisse, l'admiration, le sentiment d'injustice... On retrouve ici « la bonne dimension » qui, selon Aristote, modèle la tragédie, c'est-à-dire «  celle qui comprend tous les événements qui font passer les personnages du malheur au bonheur ou du bonheur au malheur (4) ». Mais pour éprouver pleinement ces émotions, encore faut-il être partisan. Quoi de plus insipide, en effet, qu'une rencontre sans « enjeu », où l'on ne passe pas du « ils » au « nous », où l'on ne se sent pas soi-même acteur ? On admirera sans doute la qualité technique de la partie, la beauté du jeu, les prouesses des athlètes mais on ne ressentira pas le piment et la plénitude dramatiques du spectacle. Autrement dit, c'est la passion partisane qui donne sens, sel et intérêt à la confrontation. Paul Veyne a bien mis en évidence cette propriété du genre quand il écrit : « Ne faut-il pas penser (...) qu'un match ou un concours sont un système sémiotique tel que, si l'on prend parti pour un camp, alors le système fonctionne à plein, on y prend plus de plaisir que si l'on comptait les coups avec détachement (5) ? ». Si la recherche d'émotions (« the quest for excitement », selon les termes de Norbert Elias) est un des ressorts essentiels du spectacle sportif, la partisanerie est la condition nécessaire pour assurer un maximum d'intensité pathétique à la confrontation.

Elle est également indispensable pour éprouver pleinement le sentiment d'être acteur d'une histoire incertaine qui se construit sous nos yeux et dont on pense, dans les gradins, pouvoir infléchir le dénouement par une intense participation vocale et corporelle. Contrairement au film ou à la pièce de théâtre, les jeux ne sont pas ici déjà faits avant la représentation.

Des dimensions esthétiques enrichissent la qualité de ce spectacle total : le tendre vert de la pelouse d'où se détache la ballet coloré des joueurs, les arabesques des ailiers, le développement géométrique du jeu, les envolées des gardiens... font du football un art visuel qui se prolonge, dans les gradins, par le jeu des parures, des déguisements, des étendards, des banderoles, des chorégraphies, des mouvements ondulants des corps formant une olà  (7) ; ces parades et les roulements de tambour, les sonneries de trompettes, etc., qui les accompagnent constituent un moment exceptionnel d'esthétisation festive de la vie collective, une source privilégiée – voire unique pour certains, comme le souligne P. Handke (8) – d'expénience et de sentiment du beau.

Plusieurs propriétés du football symbolisent, par ailleurs, les caractéristiques saillantes de la société industrielle dont ce sport est historiquement le produit (et sans doute est-ce là une des raisons de son extraordinaire popularité). Sur le terrain, il faut, pour parvenir au succès, associer planification collective (les dispositions tactiques), division des tâches (une rigoureuse répartition par postes) et initiatives individuelles. Chaque poste requiert la mise en oeuvre de qualités spécifiques (la force du stoppeur « qui sait se faire respecter », l'endurance des milieux de terrain, « les poumons de l'équipe », la finesse des ailiers « dribblant dans un mouchoir de poche », le sens de l'organisation du numéro 10, la fameuse «  vision périphérique du jeu », estampille singulière du patron de l'équipe). Les spectateurs, saisis dans leur diversité, trouvent matière, dans cette palette contrastée, à des identifications préférentielles : leur inclination pour telle ou telle vedette se module selon un jeu complexe d'affinités ; jeunes et vieux, employés et cadres n'apprécient pas les mêmes types de champions qui apparaissent, peu ou prou, comme les figures emblématiques d'identités sociales distinctes.

Faut-il souligner également que la popularité du football tient à la capacité mobilisatrice de ce sport d'équipe qui se prête tout particulièrement à la symbolisation des allégeances territoriales, des « loyautés » locales, nationales. Dans leur forme actuelle d'organisation (des championnats locaux et corporatifs au championnat du monde), les compétitions offrent ainsi, à chaque confrontation, un support expressif à l'affirmation des différentes facettes (professionnelle, régionale, ethnique, nationale...) de l'identité des individus. Cette mobilisation s'opère dans un espace panoptique singulier, le stade, où l'on voit (une pratique) tout en étant vu (par les autres spectateurs). La configuration de l'espace du jeu favorise, par ailleurs, la concentration dans les gradins qui l'entourent, de foules importantes, à la mesure des phénomènes d'appartenance collective dans le monde contemporain.

Christian BROMBERGER, « Passions ordinaires » Hachette, 1998.

(1) Le terme derby fait à l'origine référence aux matchs acharnés de folk football qui opposaient, le Mardi gras, deux paroisses de la ville de Derby, Saint Peter et AH Saints. Sur les divisions sociales que reflètent ces derbies, voir C. Bromberger (avec la collaboration de A. Hayot et J.-M. Mariottini), Le match de football. Ethnologie d'une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l'homme, 1995, p. 45-59.
(2) Le nombre de lecteurs de l'hebdomadaire France Football est à peu près équivalent (1 886 000 lecteurs).
(3) On se rappelle l'émotion et les polémiques suscitées par une tapageuse affaire de corruption à l'occasion du match OM-VA (l'équipe de Valenciennes) en mai 1993. Un feuilleton, avec d'innombrables rebondissements, tint la France en haleine pendant les mois qui suivirent.
(4) Aristode, Poétique, chap, VII.
(5) P. Veyne, « Olympie dans l'Antiquité », Esprit, 4, Le nouvel âge du sport, 1987, p. 59.
(6) N. Elias et E. Dunning, Quest for.Excitement. Sport and Leisure in the Civilizing Process, Oxford, Basil Blackwell, 1986.
(7) « Olà » : vague formée par les spectateurs qui se lèvent en cadence en dressant les bras pour saluer un exploit ; le mouvement est lancé dans un secteur des gradins puis fait le tour du stade.
(8) P. Handke, « Die Welt in in fussball », in R. Lindner (éd.), Der fussballfan, Francfort, Syndikat, P. 26.


TEXTE N° 4

Qu'y a-t-il de commun entre la lointaine aventure de 1930 où une petite vingtaine d'équipes se dispute la première Coupe à Montevideo et les actuels grands shows médiatiques immédiatement retransmis par toutes les télévisions du monde ? Le jeu est le même, les mots aussi pour la plupart, les enjeux, en revanche, les passions sont radicalement différents. D'une situation à l'autre, le sport moderne s'est inventé.

Il faut comparer la discrétion avec laquelle les joueurs français se sont embarqués de Villefranche-sur-Mer pour la première coupe du monde de football à Montevideo en 1930 (absence de quelques joueurs de marque retenus en France par leur employeur, voyage au long cours sur un paquebot venu d'Italie, entourage de l'équipe réduit au minimum), l'égale discrétion avec laquelle leur périple a été rapporté (informations sibyllines sur les résultats communiqués de loin en loin dans le seul journal sportif, L'Auto, absence de tout témoignage visuel des matchs, absence de toute évocation du séjour) et l'information exubérante dont sont l'objet les Bleus au Japon. L'importance planétaire donnée à la seule cérémonie du tirage au sort des rencontres en 2002, avant que les matchs ne soient, de juin à juillet, suivis par 40 milliards de téléspectateurs. C'est évidemment le sport, au-delà du football, qui n'a plus ni le même poids ni le même sens dans nos sociétés.

Le sport n'a plus le même poids culturel, social, économique, lorsque le journal télévisé peut aujourd'hui commencer par l'annonce du résultat d'une rencontre sportive avant d'évoquer les péripéties d'une guerre ou celle d'une place boursière. Le sport n'a plus le même poids lorsque la mise en scène télévisuelle du jeu exploite un mécanisme simplissime : plus l'image attire de spectateurs, plus elle est rentable ; ainsi, l'ORTF versait, en 1974, l'équivalent de 75 000 euros au football français en frais de retransmission, Canal + et Télévision par satellite, TPS, ont engagé, en frais de retransmission et pour les années 2000-2005, la somme de plus de 1,5 milliard d'euros. Le sport n'a plus le même poids lorsque le maire de Tirana, Edi Rama, choisit de faire appel à l'équipe nationale albanaise de football, dans sa campagne d'électorale en 2000, ou lorsque le club de Manchester United regroupe 14 millions de fans dans son club.

Mais c'est aussi que le sport n'a plus le même sens quand, aux vieilles insistances sur quelque implacable morale de la pratique, succède une insistance sur le seul plaisir du spectacle. A la rigidité du vieux baron inventeur des Jeux olympiques fait place le savoir-faire souriant de monteurs de shows : cette certitude, par exemple, du directeur délégué de la Juventus de Turin définissant son club comme une « compagnie de loisirs ». Ce qui confirme combien notre univers devient celui de l'image et du divertissement.

Le sport n'a plus le même sens lorsque la télévision permet de diffuser sur tous les continents les épisodes excitants d'un jeu censé sélectionner et magnifier les plus méritants : ce qui permet surtout à notre monde inégalitaire et désenchanté de croire à l'existence d'un modèle de sociabilité où seuls le sérieux et le talent pourraient l'emporter. Une contre-société s'invente ici, semblable et différente de la nôtre, exemplaire plutôt, un espace mythique où serait « enfin », aux yeux de tous, appliquée l'égalité des chances, respectée la voix des arbitres, reconnue la loi du progrès. Le sport n'a plus le même sens encore lorsque sa mise en scène permet sans excès d'enjeu ni de contrainte de retrouver la présence du groupe, celle que nos sociétés tendent à éloigner, sinon à effacer. Il demeure l'une des pratiques les plus partagées, celles qui entretiennent une identification minimale au lieu, à la ville, au pays. Il combine surtout consommation individuelle et engagement groupal.

L'intense impact du spectacle sportif tient alors à ce paradoxe : il est à la fois consommation désinvolte et fièvre collective, plaisir (télévisuel) privé et effervescence publique. Notre société, qui se dispense aujourd'hui de certains élans fédérateurs, trouverait- elle dans le sport l'écho affaibli des appartenances ?

Sans doute rencontre-t-elle intensément cet écho avec le football : le jeu est plus que tout autre universel, étonnamment excitant par son interdit sur la prise intuitive et manuelle de la balle, exceptionnellement visuel aussi avec des équipes se déployant conne autant d'armées en bataille où convergent plus qu'ailleurs exploits individuels et mouvements collectifs ; mais il est tout autant différenciateur, nuançant à l'infini les options collectives, multipliant les distances entre les équipes virtuoses, les équipes contrôlées et les équipes inventives, les équipes fondées sur l'abnégation au collectif et celles fondées sur l'exploit de solistes adulés.

Cultures locales et manière de jouer, villes, pays ou équipes, font naître d'étranges mixtes où chacun s'y retrouve, laissant un peu de soi dans l'échec ou le succès remporté. Les styles de jeu, par exemple, sont autant de principes de reconnaissance où le modèle des trois S (Semplicità, Serietà, Sobrietà), directement transposé des stratégies de la Fiat à celles du terrain, a provoqué une intense identification des Turinois en faveur de leur équipe fétiche de la Juventus, alors que l'identification des Madrilènes en faveur du Real repose sur un autre modèle fait de métissage des joueurs, d'ouverture du jeu, de « saine » gestion.

Plus importante sans doute est l'invention, avec le sport contemporain, d'un show planétaire dont le football est un des exemples les plus marquants. Un show spécifiant des rituels transnationaux, répliques affaiblies ou illusoires des religions, comme le montrent des cérémonies d'ouverture toujours plus foisonnantes et orchestrées. Un show renouant à sa manière une mondialisation où chacun pourrait « enfin » revendiquer sa place ou corriger son rang. Un show magnifiant surtout le règne de l'image : cette manière très contemporaine dont les réussites individuelles ou collectives s'enchantent d'une liaison avec le spectacle, fondant leur légitimité sur ses stratégies d'image et d'héroïsation. Un sport dont tout indique qu'il concilie mise en spectacle et rentabilité, un football dont tout indique qu'il concilie universalisation et préférences identitaires. La coupe du monde peut déclencher de nouvelles ferveurs et promouvoir le grand show d'aujourd'hui.

Georges VIGARELLO*, « La naissance d'un mythe planétaire » Le Figaro, 29 mai 2002.

* Philosophe et sociologue des pratiques sportives. Vient de publier, aux éditions du Seuil, Du jeu ancien au show sportif, la naissance d'un mythe.