On ne cesse de soutenir que la libéralisation mondiale des échanges ne peut qu'être avantageuse
à tous les pays et à tous les groupes sociaux et qu'elle est une condition nécessaire de
l'élévation de nos niveaux de vie. On soutient qu'une telle libéralisation mondiale des échanges
conduit à une « allocation optimale des ressources » suivant l'expression des
théories américaines en vogue.
De telles affirmations sont totalement erronées. Ce que nous enseigne l'analyse économique,
c'est qu'il n'y a pas une situation d'efficacité maximale qui correspondrait à une allocation
optimale des ressources. Il y en a une infinité, et à chacune d'elles correspond une certaine
répartition des ressources et des revenus.
Au regard de la situation actuelle du monde, la libéralisation mondiale des échanges ne peut
qu'entraîner à terme une détérioration profonde des niveaux de vie français, au moins pour tout
l'avenir prévisible.
Je ne saurais trop l'affirmer : la théorie naïve et indûment simplificatrice du commerce
international que nous brandissent les thuriféraires de la libération mondiale des échanges est
totalement fausse.
Devant le chômage massif d'aujourd'hui et en l'absence de tout diagnostic réellement fondé les
pseudo remèdes ne cessent de proliférer.
[...]
On soutient que des pays à bas salaires, comme la Chine, vont se spécialiser dans des activités
à faible valeur ajoutée alors que des pays développés, comme la France, vont se spécialiser de
plus en plus dans les hautes technologies. Mais c'est méconnaître totalement les capacités de
travail et d'intelligence du peuple chinois. A continuer ainsi à soutenir des absurdités nous
allons au désastre.
[...]
Certains suggèrent encore que l'on pourrait combattre efficacement le chômage par l'inflation.
Mais lutter contre les effets du libre-échangisme mondialiste par une expansion monétaire et
par l'inflation relève d'une pure illusion et d'une méconnaissance profonde des causes réelles
de la situation actuelle. La situation actuelle, dans sa nature, et pour l'essentiel, n'est en
rien comparable à la Grande Dépression des années 30.
D'une manière qui n'est paradoxale qu'en apparence, la poursuite, les yeux fermés, d'une
politique, prétendue libérale, de libre-échange mondialiste, entraîne irrésistiblement par ses
implications notre pays vers la multiplication, chaque jour, de mesures dirigistes de type
collectiviste pour tenter de colmater les désordres suscités par le libre-échangisme
mondialiste.
[...]
Au nom d'un pseudo-libéralisme, et par la multiplication des déréglementations, s'installe
peu à peu une espèce de chienlit mondialiste laissez-fairiste. Mais c'est là oublier que
l'économie de marchés n'est qu'un instrument et qu'elle ne saurait être dissociée de son
contexte institutionnel et politique approprié, et une société libérale n'est pas et ne saurait
être une société anarchique.
La mondialisation de l'économie est certainement très profitable pour quelques groupes de
privilégiés. Mais les intérêts de ces groupes ne sauraient s'identifier avec ceux de l'humanité
tout entière. Une mondialisation précipitée et anarchique ne peut qu'engendrer partout chômage,
injustices, désordres, et instabilité, et elle ne peut que se révéler finalemeent désavantageuse
pour tous les peuples dans leur ensemble. Elle n'est ni inévitable, ni nécessaire, ni
souhaitable.
[...]
Incontestablement la politique de libre-échange mondialiste que met en oeuvre l'Union européenne
est la cause majeure, de loin la plus importante, du sous-emploi massif d'aujourd'hui. Pour y
remédier, la construction européenne doit se fonder sur une préférence communautaire, condition
véritable de l'expansion, de l'emploi, et de la prospérité. Ce principe a d'ailleurs une
validité universelle pour tous les pays ou groupes de pays.
Un objectif raisonnable serait que par des mesures appropriées et pour chaque produit ou groupe
de produits un pourcentage minimal de la consommation communautaire soit assuré par la
production communautaire. La valeur moyenne de ce pourcentage pourrait être de l'ordre de 80 %.
C'est là au regard de la situation actuelle, une disposition fondamentalement libérale qui
permettrait un fonctionnement efficace de l'économie communautaire à l'abri de tous les
désordres extérieurs tout en assurant des liens étendus et avantageux avec tous les pays tiers.
En fait, la libéralisation totale des échanges n'est possible, elle n'est souhaitable, que
dans le cadre d'ensembles régionaux, groupant des pays économiquement et politiquement
associés, de développement économique et social comparable, tout en assurant un marché
suffisamment large pour que la concurrence puisse s'y développer de façon efficace et bénéfique.
Chaque organisation régionale doit pouvoir mettre en place une protection raisonnable vis-à-vis
de l'extérieur pour éviter les distorsions indues de concurrence et les effets pervers des
perturbations extérieures, et pour rendre impossibles des spécialisations indésirables et
inutilement génératrices de déséquilibres et de chômage, tout à fait contraires à la
réalisation d'une situation d'efficacité maximale à l'échelle mondiale associée à une
répartition internationale des revenus communément acceptable.
Maurice ALLAIS*, « L'Union européenne, la mondialisation et le chômage », Revue des Sciences morales et politiques – 1998,2.
* Maurice Allais est professeur d'économie à l'Ecole des Mines, membre de l'Institut (Académie des Sciences morales et politiques), prix Nobel de Sciences économiques.
Ce que l'on appelle, pour faire court, la mondialisation est dans l'ordre économique et
politique, l'événement le plus heureux qui soit arrivé à l'humanité au cours du XXe siècle.
Commencé et poursuivi sous l'empire des nationalismes, du fascisme, du stalinisme et du maoïsme,
qui eût imaginé une fin de siècle où nos libertés, notre vie ne seraient guère menacées que par
McDonald's et Hollywood ? [...]
A ceux qui contestent la mondialisation, on rappellera ce qui n'est pas si ancien, la véritable
liberté personnelle quelle nous confère ; lorsque, enfant, dans les années 50, je me rendis
pour la première fois en Belgique, je me souviens encore combien c'était une aventure
terrifiante sous le contrôle des douaniers des deux pays qui fouillaient les bagages et les
papiers des voyageurs bloqués à la frontière pendant plusieurs heures. Et il ne s'agissait que
de la Belgique. Maintenant, la mondialisation aidant et, pour la première fois dans l'histoire
de l'humanité, le monde entier est ouvert ; grâce à la libéralisation du marché aérien de
surcroît, aucune destination ne se trouve à beaucoup plus de 4000 francs de Paris, aller-retour.
Quel jeune ou moins jeune Français en quête de connaissance s'en plaindra ?
Grâce à la mondialisation aussi, les dernières dictatures et les ultimes cauchemars écononmiques
qui en constituaient le cortège, vacillent : aucune contrée n'est plus hors d'atteinte des
informations par radio, satellite, Internet : tout peuple est à même de comparer son sort
réel avec les lendemains qui chantent promis par le despote local. Et si parfois, nous avons le
sentiment que les conflits se multiplient au Caucase ou au Burundi, c'est parce que nous
ignorions auparavant les exactions de masse dont les images ne nous parvinrent jamais, du
goulag soviétique ou de la Révolution culturelle chinoise. Grâce à la mondialisation nous
savons, ce qui nous permet éventuellement d'intervenir et de cantonner les troubles. Observons
à ce stade que tous ces avantages de la mondialisation sont obtenus non seulement du fait de la
mondialisation en soi mais aussi parce que celle-ci se déploie aux couleurs du
libéralisme ; si les Soviétiques étaient parvenus à leurs fins, ce qui était envisageable,
la mondialisation eût été un empire soviétique.
La mondialisation, en vérité, a toujours contribué à des degrés divers à la prospérité des
nations engagées dans des échanges mutuellement bénéfiques ; ceci est un des rares points
d'accord entre économistes de toute obédience. Ce fut d'abord l'unification de l'Europe, qui
accéléra le redressement puis la prospérité de notre continent. Maintenant, la mondialisation
contribue de manière tout aussi décisive à accélérer la croissance, à la création des
entreprises nouvelles et à la baisse tendancielle du chômage ; les gouvernements nationaux
n'y sont pour rien, entraînés dans une spirale vertueuse : on attend d'eux, avant tout,
qu'ils ne cassent pas les bénéfices économiques de la mondialisation par des initiatives
contre-productives.
S'il est exact que ce nouveau cours de l'économie mondiale est ascendant mais aussi producteur
d'inégalités nouvelles, celles-ci sont généralement moins le fait des marchés que des
réglementations nationales [...] qui anesthésient l'esprit d'entreprise. Là où les entrepreneurs
ont récemment été libérés, y compris dans des pays très pauvres comme l'Inde, la mondialisation
offre des perspectives de croissance sans précédent historique : l'Inde grâce à cette
mondialisation et en acceptant ses règles, a maintenant dépassé le taux de croissance de la
Chine.
Mais n'allons-nous pas, du fait de cette mondialisation, y perdre notre âme ? Ne
deviendrons-nous pas tous « américains » réduits aussi à l'état d'« homo
economicus », privés de toute autre dimension culturelle, spirituelle, esthétique ?
Telle est la caricature que brandissent certains idéologues. Mais l'Amérique qui nous
menacerait n'existe pas vraiment ; aux Etats-Unis, même les résistances contre l'arasement
des différences culturelles par le capitalisme commerçant sont plus vives que chez nous. Par
ailleurs, la mondialisation opère à double sens ; Internet en particulier autorise la
mondialisation de cultures dont nul n'avait jamais entendu parler en dehors de leur zone
d'origine. On constate déjà dans le champ musical un enrichissement des possibles qui eût été
inimaginable sans Internet. Au lieu d'aplatir l'humanité à la seule mesure des Etats-Unis, il
est envisageable que la mondialisation transformera la plupart des citoyens de la planète en
des êtres métis qui seront à la fois de chez eux et du monde, qui parleront trois langues au
moins et qui seront plus libres et riches d'une identité multiple. Les perdants de cette
évolution seront les despotes privés et publics, dont la prospérité a toujours été indexée sur
l'ignorance et la dépendance des peuples, derrière des frontières hermétiques de
préférence : en clair, les classes politiques de par le monde seront contraintes par la
mondialisation à réviser leurs idéologies et leur utilité.
[...]
En vérité, les socialistes s'inquiètent de la disparition programmée de leur doctrine invalidée par la mondialisation ; certains fonctionnaires s'effraient, pour la même raison, du rôle incertain des administrations nationales dans un monde ouvert. Pareillement, et avec la même mauvaise foi, certains leaders agricoles et des producteurs de cinéma nationaux préfèrent se poser en remparts de la culture nationale plutôt que de repérer dans la mondialisation une seconde chance. Ceux-là n'hésitent pas à exploiter jusqu'à la corde le complexe d'Astérix, moustaches incluses ; qui amusent-ils encore ? Qui ne voit que le XXe siècle finit mieux qu'il n'a commencé ?
Guy Sorman*, « Eloge de la mondialisation », Le Figaro, 8 février 2000.
* Guy Sorman est écrivain
Au retour des vacances, au moment où le mouvement contre la mondialisation semblait s'essouffler, des milliers d'étudiants engagés, de paysans radicaux et de déçus de la politique avaient surgi début septembre à Millau pour faire un pied de nez aux hamburgers et au capitalisme mondial dont ils sont le symbole. En tant que critiques gastronomiques, peut-être ont-ils raison... Mais leur mépris envers la mondialisation les entraîne dangereusement – comme les protestataires de Seattle, de Davos, de Washington et de Prague plus récemment – du mauvais côté du débat.
Sans aucun doute, les contestataires qui se rangent derrière José Bové sont persuadés que l'intégration économique mondiale a été une manne pour les grandes compagnies, ne laissant aux autres que peu à partager. Ils sont aussi persuadés que la mondialisation ne favorise que l'élite économique et pénalise le reste de la société.
[...]Une étude récente menée par A.T. Kearney suggère que le renforcement de l'intégration économique a été simultanément un moteur pour l'économie et pour le développement social à une échelle mondiale. De ce fait, les bienfaits de la mondialisation sont bien plus étendus – et les coûts moins lourds – que ce que laissent entendre les critiques. Afin de mesurer l'impact de la mondialisation, cette étude, « Globalization Ledger » (« Bilan de la mondialisation »), a recueilli et classé des données provenant de pays développés et en voie de développement qui représentent plus de 75 % du PEB mondial. En utilisant des critères tels que les taux de commerce extérieur, les types d'investissements internationaux et les flux de capitaux, l'étude a classé les pays par degrés de mondialisation et regardé comment ils se situaient par rapport à des indicateurs sociaux, politiques et autres.
Ce classement montre que, à la suite d'une politique de coopération dynamique avec les marchés mondiaux, les pays tirent de la mondialisation des bénéfices importants. Les économies qui se sont mondialisées d'une manière agressive au cours des vingt dernières années – un groupe hétéroclite qui compte des pays tels que le Chili, la Chine et les Philippines – ont eu un développement qui dépasse en moyenne de 30 % à 50 % celui de leurs voisins moins enclins à la mondialisation. Pour être honnête, les bienfaits de cette expansion économique n'ont pas été distribués équitablement au niveau socio-économique. Dans sa majorité, la classe dominante a vu ses revenus bondir de deux à vingt fois plus vite que les autres groupes ! Ce problème est encore plus prononcé dans des pays fortement mondialisés car l'inégalité des revenus a considérablement augmenté à mesure que les barrières au commerce international et à l'investissement sont tombées. Cela dit, il est évident que d'autres classes sociales ont bénéficié de la mondialisation.
Dans le monde, les revenus parmi la classe moyenne ont augmenté de presque 15 % en termes
de pouvoir d'achat (à inflation comparable) entre 1980 et 1990, dernière année pour laquelle
les données complètes sont encore disponibles. Et, en Europe, les revenus de la classe moyenne
ont crû de manière encore plus sensible.
La croissance économique a eu un énorme impact sur la qualité de vie des couches sociales les
plus défavorisées, qui sont souvent au cur des débats sur la mondialisation. Les revenus
des pauvres n'ont pas augmenté dans les mêmes proportions que ceux des plus fortunés ;
néanmoins, les revenus des 10 % de la population européenne parmi les plus pauvres ont
augmenté de plus de 40 %. Dans le monde, le nombre de personnes au-dessous du seuil de
pauvreté – ceux qui d'après la Banque mondiale ont moins de 2 dollars par jour en pouvoir
d'achat – a baissé de 1,3 milliard à 727 millions entre 1980 et 1990, bien que la
population ait continué d'augmenter. Cela représente une baisse considérable du taux d'extrême
pauvreté parmi la population mondiale, de 34 % en 1980 à 17 % dix ans plus tard.
Etant donnée la dégradation du mode de distribution des revenus, de tels résultats n'auraient pas pu être atteints sans la croissance forte liée à la mondialisation. Ainsi, la mondialisation peut signifier que les riches se partagent la plus grosse part du gâteau économique, mais le gâteau est devenu tellement grand que les pauvres ont également une part plus grande. Bien sûr, les considérations économiques ne sont pas les seules qui alimentent l'opposition à la mondialisation. Mais, là encore, il y a des signes encourageants, car des échanges croissants avec l'économie mondiale ont provoqué des changements sociaux et politiques nombreux et surprenants.
Par exemple, les pays pratiquant une mondialisation offensive ont dépensé plus dans l'éducation secondaire et universitaire : le taux de fréquentation scolaire a augmenté par rapport à leurs voisins moins actifs. Les dépenses ont également augmenté dans la santé, l'accès au logement social et autres programmes sociaux, qui contribuent à une réduction du taux de mortalité infantile, à l'allongement de la durée de vie, et à de meilleurs résultats de l'indice du développement social. Ce sont les pays où, curieusement, les libertés politiques et les droits de l'individu sont de plus en plus respectés. Autant de facteurs qui ont aidé ces pays à se doter d'économies plus compétitives tout en atténuant les effets négatifs d'une transition souvent difficile à réaliser.
Le but n'est pas de laisser entendre que la mondialisation n'est que bénéfice pour la société. L'étude prouve que les pays se mondialisant le plus ont également pâti de taux de change surévalués, d'une corruption plus généralisée, et d'une moins bonne qualité de l'air et de l'eau que celle de leurs voisins plus passifs. A mesure que le débat sur la mondialisation s'étend, les deux parties doivent être prêtes à séparer la fiction de la réalité. Cela implique d'accepter que l'intégration économique mondiale a un coût. Mais une discussion honnête nous force aussi à reconnaître que la mondialisation apporte de nombreux bienfaits économiques et sociaux à tous les pays qui désirent s'engager dans cette voie.
Paul A. Laudicina*, « Pour une mondialisation économique et sociale équilibrée », Le Monde, 10 octobre 2000.
* Paul A. Laudicina est directeur général du Global Business Policy Council – A. T. Kearney
«Le monde n'est pas une marchandise.» «La mondialisation est l'ennemie du monde.» «Le monde n'est pas à vendre.» Autant de formules chocs, et bien d'autres, jetées à la face de cette mondialisation qui inquiète, indigne et en fait trembler plus d'un.
Que faut-il en penser ? Quelle est la part de vérité dans ce foisonnement d'anathèmes et de réactions passionnelles s'il en est ? Mais aussi la part d'ignorance ? Et celle de la démagogie ?
Il ne fait aucun doute que la globalisation bouleverse, et nos habitudes politiques, économiques, sociales et culturelles, et nos schémas de pensée. L'essor des multinationales, les nouvelles technologies, la montée en puissance des «souverainetés partagées», de l'Europe et des institutions internationales donnent l'impression d'un dessaisissement de nos destins au profit de quelques entités lointaines, mystérieuses et peu démocratiques. Bref, la perte de nos repères traditionnels, avec toutes les craintes et angoisses qui les accompagnent. Mais que de confusions ! Et que d'amalgames !
Beaucoup associent le global-libéralisme et le libre-échange avec la domination des grandes entreprises, le travail des enfants, les inégalités, les menaces sur la protection sociale, la destruction de l'environnement, l'uniformisation culturelle et autres joyeusetés qui hantent notre début de millénaire. Certes, tout n'est pas faux dans ces critiques, mais elles sont souvent exagérées et caricaturales. Et si les inconvénients sont mis en avant, les avantages sont fâcheusement oubliés ou considérés comme des acquis immuables : création de richesse innovations économiques, technologiques et sociales , produits moins chers et plus variés ; emplois qualifiés enrichissement des cultures ; liberté accrue, oui, liberté dont trop sont encore frustrés à travers le monde. Et comme de bien entendu, chacun souhaite les avantages sans en avoir les inconvénients. Normal. Humain. Mais malheureusement pas toujours possible. Et souvent contradictoire.
Faut-il alors «réguler» la mondialisation pour, justement, sinon éliminer du moins atténuer ses inconvénients tout en en gardant ses avantages ? Faut-il élaborer des normes sociales et environnementales communes pour mettre tout le monde sur un pied d'égalité afin que l'échange soit «juste» et «équilibré» ?
Il ne faut jamais oublier que c'est grâce aux «avantages comparatifs» – et tous les pays en ont, quel que soit leur degré de développement – que, globalement, l'échange profite à ceux qui y participent. Et parmi ces avantages c'est justement pour certains un coût du travail plus faible, avec des canons sociaux ou environnementaux moins contraignants, qui leur permet de s'ébrouer dans la grande foire internationale et d'en tirer parti. C'est notamment le cas des nations en développement qui seraient étouffées si on leur imposait des normes communes, normes qui ne manqueraient pas bien sûr d'être celles des pays riches. D'ailleurs, les pays du Sud soupçonnent ceux du Nord d'utiliser ce type de revendication pour se protéger de la concurrence qu'ils pourraient leur faire – et ils n'ont peut-être pas tout à fait tort... Ce n'est pas le fruit du hasard si le Sud est le plus acharné contre des normes sociales et environnementales internationales.
Alors, où est le «juste», où est le «moral» en cette affaire ? Faut-il, pour des raisons, de très bonnes raisons, sociales ou environnementales, freiner le développement de maintes zones défavorisées et aggraver leur pauvreté ? Question qui mérite méditation.
Les multinationales ne font pas ce qu'elles veulent, quant elles veulent et comme elles veulent. Elles sont soumises aux lois des pays où elles opèrent, et souvent à leurs us et coutumes en matière d'activité, d'emploi et de commerce. Il est alors évident que, si les lois et traditions de ces contrées sont «relâchées», les molosses des temps modernes auront tendance à se fondre dans le moule. D'où la demande de standards internationaux aussi dans des domaines sensibles comme ceux des relations de travail, des droits de l'homme et de l'enfant, de la sécurité du travailleur et consommateur. Mais plus facile à dire qu'à faire, tant les intérêts des différentes parties prenantes, –gouvernements, consommateurs, employés, organisations non gouvernementales, et public – sont divergents. Le mouvement est lancé, et une institution comme l'OMC, en dépit de toutes les critiques qui lui sont faites, pourrait, devrait en cette matière avoir un rôle significatif à jouer.
On le voit, les choses ne sont pas simples. Considérons par exemple les questions liées à l'éthique des affaires (oui, cela existe) ou aux droits de l'homme. Surtout, ne pas croire que les multinationales ne doivent pas s'en préoccuper. Dans notre monde surmédiatisé, Shell et TotalFina ont perdu beaucoup de leur superbe (et d'argent !) après les marées noires dont elles furent portées responsables. Et Union Carbide, comment oublier les plus de 8000 morts provoqués par l'explosion de son usine indienne au milieu des années 80 ? Même si rien ne peut racheter les pertes de vies humaines, ce dramatique accident a coûté les yeux de la tête à la société américaine. Et puis, plus près de nous, que l'on se souvienne du boycott mondial que dut subir Reebok lorsque fut révélée la fabrication de ses ballons de foot par des enfants pakistanais de 12 ans ?
La firme en tira vite les conclusions pour redorer son blason et son image : elle monta de toutes pièces une nouvelle usine de fabrication, avec observateurs indépendants, et lança une gigantesque campagne de publicité sur ses nouveaux ballons «fabriqués sans le travail des enfants».
Les mammouths internationaux sont surveillés, parfois de très près. Oh, ce n'est pas la pure philanthropie ou le pur sentiment humanitaire qui les anime, mais leur intérêt bien compris pour être acceptés et prospérer dans leurs pays d'accueil et dans la communauté internationale. Il n'empêche, et c'est l'essentiel, de plus en plus de sociétés élaborent des «codes de conduite» où elles s'engagent à «bien se comporter» dans des domaines tels que l'environnement, le recyclage des produits dangereux, le travail des enfants, la corruption, les interactions avec les communautés et associations locales. Une étude d'un centre de recherche internationale démontre que, en 1999, 85 % des multinationales européennes et 90 % des américaines ont élaboré ce type de code pour ce qui concerne le traitement de la corruption au plan international.
Autre exemple de problème crucial qui mérite que l'on s'y arrête un moment : le travail des enfants. Choquant et monstrueux, bien entendu. La réaction naturelle et spontanée face à cette situation est d'interdire purement et simplement le travail des enfants, ou au moins d'interdire l'importation des produits fabriqués grâce à leur activité.
C'est très bien intentionné. Mais des recherches conduites par un chercheur de l'université de Cornell et de la Banque mondiale donnent à réfléchir. Elles montrent que l'interdiction d'importer des produits fabriqués à l'aide du travail des enfants peut détériorer la condition des jeunes en question, tout simplement en les coupant de toute source de revenu ou, pire, en les incitant à la prostitution.
André Fourçans*, « Peut-on réguler la mondialisation ? »,
Le Figaro, 17 mai 2001.
* André Fourçans est professeur d'économie à l'Essec. Il est l'auteur, dernièrement, de La mondialisation racontée à ma fille, Le Seuil, mars 2001.