Il n'y a pas de fête, même triste par définition, qui ne comporte au moins un début d'excès et de bombance: il n'est qu'à évoquer les repas d'enterrement à la campagne. De jadis ou d'aujourd'hui, la fête se définit toujours par la danse, le chant, l'ingestion de nourriture, la beuverie. Il faut s'en donner tout son soûl, jusqu'à s'épuiser, jusqu'à se rendre malade. C'est la loi même de la fête.
Dans les civilisations dites primitives, le contraste a sensiblement plus de relief. La fête dure plusieurs semaines, plusieurs mois, coupés par des périodes de repos, de quatre ou cinq jours. Il faut souvent plusieurs années pour réunir la quantité de vivres et de richesses qu'on y verra non seulement consommées ou dépensées avec ostentation, mais encore détruites et gaspillées purement et simplement, car le gaspillage et la destruction, formes de l'excès, rentrent de droit dans l'essence de la fête.
Celle-ci se termine volontiers de façon frénétique et orgiaque dans une débauche nocturne de bruit et de mouvement que les instruments les plus frustes, frappés en mesure, transforment en rythme et en danse. Selon la description d'un témoin, la masse humaine, grouillante, ondule en pilonnant le sol, pivote par secousses autour d'un mât central. L'agitation se traduit par toute espèce de manifestations qui l'accroissent. Elle s'augmente et s'intensifie de tout ce qui l'exprime : choc obsédant des lances sur les boucliers, chants gutturaux fortement scandés, saccades et promiscuité de la danse. La violence naît spontanément. De temps en temps des rixes éclatent: les combattants sont séparés, portés en l'air par des bras vigoureux, balancés en cadence jusqu'à ce qu'ils soient calmés. La ronde n'en est pas interrompue. De même, des couples quittent soudain la danse, vont s'unir dans les taillis voisins et reviennent prendre leur place dans le tourbillon qui continue jusqu'au matin.
On comprend que la fête, représentant un tel paroxysme de vie et tranchant si violemment sur les menus soucis de l'existence quotidienne, apparaisse à l'individu comme un autre monde, où il se sent soutenu et transformé par des forces qui le dépassent. Son activité journalière, cueillette, chasse, pêche ou élevage, ne fait qu'occuper son temps et pourvoir à ses besoins immédiats. Il y apporte sans doute de l'attention, de la patience, de l'habileté, mais plus profondément, il vit dans le souvenir d'une fête et dans l'attente d'une autre, car la fête figure pour lui, pour sa mémoire et pour son désir, le temps des émotions intenses et de la métamorphose de son être.
Aussi est-ce l'honneur de Durkheim (1) d'avoir reconnu l'illustration capitale que les fêtes fournissaient en face des jours ouvrables, à la distinction du sacré et du profane. Elles opposent en effet une explosion intermittente à une terne continuité, une frénésie exaltante à la répétition quotidienne des mêmes préoccupations matérielles, le souffle puissant de l'effervescence commune aux calmes travaux où chacun s'affaire à l'écart, la concentration de la société à sa dispersion, la fièvre de ses instants culminants au tranquille labeur des phases atones de son existence. En outre, les cérémonies religieuses dont elles sont l'occasion bouleversent l'âme des fidèles. Si la fête est le temps de la joie, elle est aussi le temps de l'angoisse. Le jeûne, le silence sont de rigueur avant la détente finale. Les interdits habituels sont renforcés, des prohibitions nouvelles sont imposées. Les débordements et les excès de toute sorte, la solennité des rites, la sévérité préalable des restrictions concourent également à faire de l'ambiance de la fête un monde d'exception.
En réalité, la fête est souvent tenue pour le règne même du sacré. Le jour de fête, le simple dimanche est d'abord un temps consacré au divin, où le travail est interdit, où l'on doit se reposer, se réjouir, et louer Dieu. Dans les sociétés où les fêtes ne sont pas disséminées dans l'ensemble de la vie laborieuse, mais groupées en une véritable saison des fêtes, on voit mieux encore à quel point celle-ci constitue réellement la période de la prééminence du sacré.
Roger CAILLOIS, L'Homme et le sacré (1961).
(1) Emile Durkheim (1858-1917), l'un des fondateurs de l'école sociologique française.
Le carnaval nous révèle l'élément le plus ancien de la fête populaire, et on peut assurer sans risque d'erreur que c'est le fragment le mieux conservé de ce monde aussi immense que riche. Cela nous autorise à utiliser l'adjectif " carnavalesque " dans une acception élargie désignant non seulement les formes du carnaval au sens étroit et précis du terme, mais encore toute la vie riche et variée de la fête populaire au cours des siècles et sous la Renaissance, au travers de ses caractères spécifiques représentés par le carnaval à l'intention des siècles suivants, alors que la plupart des autres formes avaient soit disparu, soit dégénéré.
Mais même au sens étroit du terme, le carnaval est loin d'être un phénomène simple et à sens unique. Ce terme unissait sous un même concept de nombreuses réjouissances d'origine diverse tombant sur différentes dates, mais ayant toutes des traits communs. Ce processus de réunion sous le terme de " carnaval " de phénomènes locaux hétérogènes, le fait qu'ils aient été désignés par un même terme, correspondait à un processus réel : en effet, en disparaissant et dégénérant, les différentes formes de la fête populaire léguaient au carnaval certains de ses éléments : rites, attributs, effigies, masques. Et de ce fait, le carnaval est devenu le réservoir où se déversaient les formes qui n'avaient plus d'existence propre.
Ce processus s'est déroulé de façon particulière et à des époques diverses dans les différents pays, et même dans les différentes villes. C'est en Italie d'abord, et notamment à Rome, qu'il s'est effectué de la manière la plus nette, la plus classique, pourrait-on dire (ainsi que dans les autres villes italiennes, de manière moins distincte), ensuite en France, à Paris, en Allemagne à Nuremberg et à Cologne, de manière plus ou moins classique (mais plus tard). En Russie, les choses ont été différentes : les différentes formes de réjouissances populaires, aussi bien générales que locales (Mi-Carême, jours des saints, Pâques, foires, etc.) sont demeurées fragmentaires et n'ont pas donné naissance à une forme prépondérante, analogue au carnaval d'Europe occidentale. Pierre le Grand, on le sait, avait essayé d'implanter en Russie les fêtes traditionnelles européennes d'origine plus récente, comme la " fête des fous " (élection " du pape universel des bouffons "), les poissons d'avril, etc., mais là, elles refusèrent de prendre et furent incapables de regrouper les traditions locales.
Par contre, là où ce processus s'est déroulé dans une forme plus ou moins classique (Rome, Paris, Nuremberg, Cologne), il s'est basé sur les formes locales de réjouissances ayant une genèse et une évolution différentes. Par la suite, son rituel s'est également enrichi au détriment des diverses formes locales en décadence.
Il faut noter que beaucoup de ces fêtes populaires qui ont légué au carnaval de nombreux traits (les plus importants dans la majorité des cas) ont continué à vivre au ralenti. C'est le cas par exemple pour le " charivari " en France : il a transmis la plupart de ses formes au Carnaval et a survécu jusqu'à l'époque actuelle (ridiculisation des mariages contre nature ou concerts de matous sous les fenêtres). Plus tard, toutes ces formes de réjouissances populaires qui constituaient la seconde moitié publique, non officielle, de toute fête religieuse ou nationale ont cœxisté avec le carnaval et de manière indépendante, tout en présentant de nombreux traits communs avec lui, comme par exemple l'élection de rois et reines éphémères, la fête des Rois, la Saint-Valentin, etc.
Ces traits communs proviennent du lien qui unit ces formes au temps, lequel, dans le côté populaire et public de toute fête, en devient le véritable héros, effectue le détrônement de l'ancien et le couronnement du nouveau (1). Naturellement, toutes ces formes ont continué à graviter autour des fêtes religieuses. Toutes les foires (coïncidant d'habitude avec la consécration d'une église ou la première messe) ont conservé un caractère carnavalesque plus ou moins marqué. Enfin, les fêtes privées : noces, baptêmes, repas de funérailles, gardent encore certains traits du carnaval, ainsi que les différentes fêtes agricoles : vendange, abattage du bétail (fêtes que décrit Rabelais), etc. [...]
Le dénominateur commun de tous les traits carnavalesques que comprennent les différentes fêtes est leur rapport essentiel avec le temps joyeux. Partout où l'aspect libre et populaire s'est conservé, ce rapport avec le temps, et par conséquent certains éléments de caractère carnavalesque, ont survécu.
Mickael BAKHTINE, L'œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance (1970).
(1) En substance, tout jour de fête détrône et couronne, et a par conséquent son roi et sa reine.
La [...] joie [...] fait terriblement défaut à notre monde. Cette société opulente, permissive, qui ne sait littéralement quoi faire de sa licence ni de ses biens, est une société objectivée, refoulée, sans expression, comme les individus qui la composent. Un mode de communication naguère spontané, qui portait la mémoire et la durée collectives, a pratiquement disparu, du moins en tant que création authentique de ses participants : c'est la fête. Comme il y a une industrie de loisirs, il y a des fêtes organisées mais qui ne sont ni loisir ni fête. C'est que la fête traduit en figures symboliques, en traditions, en rites, en jeu, la richesse affective d'une communauté, la connivence de ses membres, l'image qu'ils se font de ses rapports avec son histoire, avec la nature, avec le monde autour d'eux. La fête suppose un enracinement, une appartenance. Elle est liée à des cycles, à des rythmes, parfois très anciens, vitaux en tout cas. Elle a son esthétique, qui peut être élaborée. Celle-ci fait appel à des talents peu manifestes d'ordinaire, mais que l'ardeur de la circonstance met en action. La plupart d'entre eux ? tels la danse et le chant ? procèdent, par l'intermédiaire du corps, de la psyché entière. La fête révèle, fait éclater en images ce que la rationalité objective maintient caché : elle est l'imagination en acte du groupe, libératrice, créatrice de formes instantanées ou non. Tout être humain y est en puissance un poète, les poètes n'étant que des sourciers de cette puissance, exercés constamment à la capter.
La fête est-elle de trop, anachronique dans notre monde ? E est fondé sur une double suprématie : celle de la raison objective, celle du travail utile. C'est un monde bien autrement laborieux que les sociétés plus anciennes ou arriérées. C'est aussi un monde où le corps, et tout l'être avec lui, a perdu l'aptitude au geste global, du fait de la spécialisation et de la répétition qu'elle entraîne. Ce qui est vrai de la tâche ouvrière l'est aussi de celle de l'intelligence : on apprend à articuler des concepts, jamais à inventer des figures. Toute une éthique utilitaire de la connaissance et du travail, toute une philosophie acquisitive, compétitive, avaricieuse de l'existence seraient à réviser pour en finir avec la passivité croissante des hommes à mesure que devient plus efficace leur robotisation. E se pourrait, si l'on tardait trop, qu'une telle révision fût non seulement déchirante, mais explosive. Les fêtes de l'humanité aliénée sont parfois des saturnales de sang, et elles sont loin d'être toujours des délivrances. Si l'on veut que l'ère des révolutions sauvages soit révolue, il faut produire une pensée révolutionnaire commune agissant dans la forme existante, un processus de modification radicale de ce dont tout le reste dépend: la condition même du travail, ouvrier aussi bien que scolaire.
Quel pourrait-être le creuset de cette commune pensée, de cette nécessaire fusion sociale ? Un espace, un lieu, une forme: un complexe de fonctions et de locaux auxquels devraient correspondre un ensemble d'activités interdépendantes, où les diverses ségrégations, dont celle de l'âge n'est pas la moindre, seraient progressivement abolies. Au centre de ce complexe, le champ éducatif, ouvert, osmotique, cessant d'être la propriété de la seule institution scolaire : lieu de tous, foire permanente aux idées, espace libre où réinventer la fête. [...]
Ces vues sont utopiques ? bien sûr. Mais elles tracent une orientation idéale, l'asymptote d'un effort réel. Elles se vérifieront dans la mesure où quelques-uns, de proche en proche, en entraîneront beaucoup d'autres à croire cette chose très simple : que les hommes, même s'ils l'ignorent, ont un besoin vital de se rencontrer, de se partager. C'est l'agora (1) qui nous manque, le carrefour de toutes nos activités, de toutes nos idées. Cette convergence devrait exister partout: à l'école, à l'usine, dans le quartier, la ville, la région. Son espace ne serait pas nécessairement localisé, ce pourrait être, demain, animé par une cité entière, celui de la télévision en circuit fermé. Que la télévision, dont nul ne sous-estime le rôle dans la formation psychique de l'époque, n'ait pas encore trouvé, ou cherché, son langage distinctif ni son ton n'est à cet égard ni encourageant ni inexplicable : l'inertie de la masse joue dans ce sens. Reste à savoir si cette inertie sera vaincue dans les collectivités moins nombreuses animées par des groupes suffisamment conscients de l'enjeu pour s'unir et protéger l'instrument contre tout monopole, contre toute mauvaise exploitation.
Pierre EMMANUEL, " Réinventer la fête ", Revue La Nef (n°52 septembre-novembre 1973)
(1) Chez les Grecs, place publique où se tenaient les assemblées politiques
Les fêtes des Fous furent nombreuses et organisées par les gens raisonnables eux-mêmes. Car, contrairement à ce que l'on pourrait supposer dès l'abord, rien ne fut moins anarchique que ces débordements, fussent-ils marqués par l'excès. Sans doute se sont-ils inspirés de la folie considérée comme inspirée et divine des individus atteints de quelque " haut mal " (1) et dont il semblait que " la fureur " était sacrée. Mais, si l'on étudie les collectivités archaïques encore vivantes aujourd'hui (en Amazonie ou en Afrique), on constate que ce type de débordement est intimement lié à la vie du groupe et fait partie intégrante de son activité la plus essentielle : celle qui fonde, justement, le groupe en tant que tel et lui confère sa cohérence et sa cohésion.
D'ailleurs, en quelque manière, la fête archaïque est toujours une fête des Fous. On y fait les fous tous ensemble afin d'atteindre un paroxysme qui sera révélateur de la parenté du groupe avec l'universel. Par cette folie collective, la tribu opère magiquement une fusion entre ce qu'elle connaît de son identité et ce qu'elle suppose. Et, naturellement, cette folie est une méthode de sagesse. Il est bon et nécessaire de s'allier corps et esprit aux forces tutélaires (2) et cosmiques afin de l'emporter contre le mauvais sort à la chasse ou à la guerre. La folie est libératrice. Elle brise les chaînes qui séparaient l'individu du groupe, et le groupe de la nature divinisée tout entière. Elle confère des pouvoirs.
L'une des preuves de la soumission de cette folie à la collectivité est le fait de sa régularité cyclique fondée sur le calendrier. C'est aussi la preuve du rapport fondamental de ces fêtes et de la nature. Le cas le plus évident est celui du retour de la belle saison et donc, en Europe, du retour du printemps et de la floraison, mais aussi du retour de la fin des beaux jours, par peur du non-retour du soleil, ce qui explique aisément les fêtes solsticiales que nous avons déjà évoquées. Les fêtes des Fous seront placées aux alentours de ces points opposés, correspondant, en Occident, à mai-juin et à décembre-janvier.
Dans la Rome antique, les esclaves étaient provisoirement (et illusoirement) libres au moment des fêtes données en l'honneur de Saturne. Ils pouvaient alors jouer aux jeux de hasard et se réunir en des banquets. Ils avaient même le droit de porter le bonnet des affranchis. Domitien' fixa ces sept journées, dites saturnales, entre le 17 et 23 décembre, soit en prélude à notre Saint-Jean d'hiver et à notre Noël. Or Saturne est la personnification de l'hiver. Il porte une faux, que la Mort sous l'aspect d'un squelette lui empruntera plus tard. L'origine de ces licences est ici nettement liée au moment où l'inversion solsticiale va se produire, relançant les jours vers la lumière.
Le christianisme a conservé le sens sacré de ce " passage à l'envers " que constitue le solstice, grâce à la naissance de l'Enfant-roi qui inversera les termes de la Chute, mais aussi grâce à Pâques. Il n'est donc pas étonnant qu'utilisant à la fois la pâque juive et les mythes païens pour célébrer cette fête lunaire il ait fait précéder la fête de la Résurrection par un long cortège de jours ternes qui forment le Carême, Car de même que la Vie naît de la Mort, la Lumière surgit des Ténèbres, la joie bondit hors de la souffrance. C'est dans les quarante jours du désert que se forme la Gloire. […]
Ce même processus se retrouve au niveau social. Le désordre de la fête des Fous est, en vérité, une localisation nécessaire à l'ordre général. C'est que le pouvoir a toujours partie liée avec le sacré. En profanant le sacré dans un temps mesuré, on l'affûte. Une société sans transgression calculée est une marmite vouée à l'explosion. Mais ce n'est pas seulement par le fait du besoin psychologique de " défoulement des masses " ; c'est aussi, et surtout, par le fait que sans cette inversion périodique, l'ordre ne serait plus discernable. Ainsi, en période de jeûne, l'intrusion brutale de la folie concrétisée par l'orgie est-elle bénéfique à la signification du jeûne. La profanation sacralise. Mais elle le fait en précisant des limites là où le sacré n'en connaît pas. Elle est un moyen d'identification du sacré par l'horreur de la transgression. L'interdit ne s'éprouve qu'en le bravant.
Frédéric TRISTAN, Le monde à l'envers (1980).