L'épreuve de 1999

Liste des extraits

TEXTE N° 1

XX. Voilà donc ce que furent, d'après mes recherches, les temps anciens. En ce domaine, il est bien difficile de croire tous les indices comme ils viennent. Car les gens, s'agît-il même de leur pays, n'en acceptent pas moins sans examen les traditions que l'on se transmet sur le passé. [...] 3 Il y a [ainsi bien des faits] — encore actuels et dont le temps n'efface pas le souvenir — sur lesquels les autres Grecs se font [...] des idées inexactes : ainsi l'idée que, chez les Lacédémoniens, les rois disposent chacun de deux votes au lieu d'un, ou qu'il y a chez eux un « bataillon de Pitanè » (1), qui n'a seulement jamais existé. Telle est la négligence que l'on apporte en général à rechercher la vérité, à laquelle on préfère les idées toutes faites.

XXI. Cependant, on ne saurait se tromper en se fondant sur les indices ci-dessus et en jugeant, en somme, de cette façon les faits que j'ai passés en revue : on croira moins volontiers les poètes, qui ont célébré ces faits en leur prêtant des beautés qui les grandissent, ou les logographes (2), qui les ont rapportés en cherchant l'agrément de l'auditeur plus que le vrai car il s'agit de faits incontrôlables, et auxquels leur ancienneté a valu de prendre un caractère mythique excluant la créance ; et l'on tiendra que, d'après les signes les plus nets, ils sont, pour des faits anciens, suffisamment établis. 2 Donc, pour revenir à cette guerre-ci, malgré l'habitude commune qui veut, quand une guerre est en cours, qu'on la juge la plus importante, puis, quand elle a cessé, qu'on admire davantage les événements passés, elle se révélera néanmoins, à consulter la réalité même, plus importante que ces derniers.

XXII. J'ajoute qu'en ce qui concerne les discours prononcés par les uns et les autres, soit juste avant, soit pendant la guerre, il était bien difficile d'en reproduire la teneur même avec exactitude, autant pour moi, quand je les avais personnellement entendus, que pour quiconque me les rapportait de telle ou telle provenance : j'ai exprimé ce qu'à mon avis ils auraient pu dire qui répondît le mieux à la situation, en me tenant, pour la pensée générale, le plus près possible des paroles réellement prononcées : tel est le contenu des discours. 2 D'autre part, en ce qui concerne les actes qui prirent place au cours de la guerre, je n'ai pas cru devoir, pour les raconter, me fier aux informations du premier venu, non plus qu'à mon avis personnel : ou bien j'y ai assisté moi-même, ou bien j'ai enquêté sur chacun auprès d'autrui avec toute l'exactitude possible. 3 J'avais, d'ailleurs, de la peine à les établir, car les témoins de chaque fait en présentaient des versions qui variaient, selon leur sympathie à l'égard des uns ou des autres, et selon leur mémoire. 4 À l'audition, l'absence de merveilleux dans les faits rapportés paraîtra sans doute en diminuer le charme ; mais, si l'on veut voir clair dans les événements passés et dans ceux qui, à l'avenir, en vertu du caractère humain qui est le leur, présenteront des similitudes ou des analogies, qu'alors, on les juge utiles, et cela suffira : ils constituent un trésor pour toujours, plutôt qu'une production d'apparat pour un auditoire du moment.

Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, I, 20–22

(1) Pitanè est une localité voisine de Sparte. Thucydide incrimine ici une erreur apparemment imputable à Hérodote.

(2) Le terme, équivalent de « prosateur », par opposition aux poètes, renvoie aux historiens antérieurs que Thucydide juge peu fiables.

TEXTE N° 2

C'est une assertion pour ainsi dire proverbiale qu'aucune période de notre histoire n'égale en confusion et en aridité la période mérovingienne. Cette époque est celle qu'on abrège le plus volontiers, sur laquelle on glisse, à côté de laquelle on passe sans aucun scrupule. Il y a dans ce dédain plus de paresse que de réflexion ; et, si l'histoire des Mérovingiens est un peu difficile à débrouiller, elle n'est point aride. Au contraire, elle abonde en faits singuliers, en personnages originaux, en incidents dramatiques tellement variés, que le seul embarras qu'on éprouve est celui de mettre en ordre un si grand nombre de détails. C'est surtout la seconde moitié du VIe siècle qui offre en ce genre, aux écrivains et aux lecteurs, le plus de richesse et d'intérêt, soit que cette époque, la première du mélange entre les indigènes et les conquérants de la Gaule, eût, par cela même, quelque chose de poétique, soit qu'elle doive cet air de vie au talent naïf de son historien, Georgius Florentius Gregorius, connu sous le nom de Grégoire de Tours.

Le choc de la conquête et de la barbarie, les mœurs des destructeurs de l'empire romain, leur aspect sauvage et bizarre, ont été souvent peints de nos jours, et ils l'ont été à deux reprises par un grand maître (1). Ces tableaux suffisent pour que la période historique qui s'étend de la grande invasion des Gaules, en 406, à l'établissement de la domination franke, reste désormais empreinte de sa couleur locale et de sa couleur poétique ; mais la période suivante n'a été l'objet d'aucune étude où l'art entrât pour quelque chose. Son caractère original consiste dans un antagonisme de races non plus complet, saillant, heurté, mais adouci par une foule d'imitations réciproques, nées de l'habitation sur le même sol. Ces modifications morales, qui se présentent de part et d'autre sous de nombreux aspects et à différents degrés, multiplient, dans l'histoire du temps, les types généraux et les physionomies individuelles. Il y a des Franks demeurés en Gaule purs Germains, des Gallo-Romains que le règne des Barbares désespère et dégoûte, des Franks plus ou moins gagnés par les mœurs ou les modes de la civilisation, et des Romains devenus plus ou moins barbares d'esprit et de manières. On peut suivre le contraste dans toutes ces nuances à travers le VIe siècle et jusqu'au milieu du vif ; plus tard, l'empreinte germanique et l'empreinte gallo-romaine semblent s'effacer à la fois et se perdre dans une semi-barbarie revêtue de formes théocratiques.

Par une coïncidence fortuite, mais singulièrement heureuse, cette période si complexe et de couleur si mélangée est celle-là même dont les documents originaux offrent le plus de détails caractéristiques. Elle a rencontré un historien merveilleusement approprié à sa nature dans un contemporain, témoin intelligent, et témoin attristé, de cette confusion d'hommes et de choses, de ces crimes et de ces catastrophes au milieu desquelles se poursuit la chute irrésistible de la vieille civilisation. Il faut descendre jusqu'au siècle de Froissart pour trouver un narrateur qui égale Grégoire de Tours dans l'art de mettre en scène les personnages et de peindre par le dialogue. Tout ce que la conquête de la Gaule avait mis en regard ou en opposition sur le même sol, les races, les classes, les conditions diverses, figure pêle-mêle dans ses récits, quelquefois plaisants, souvent tragiques, toujours vrais et animés. C'est comme une galerie mal arrangée de tableaux et de figures en relief ; ce sont de vieux chants nationaux, écourtés, semés sans liaison, mais capables de s'ordonner ensemble et de former un poème, si ce mot, dont nous abusons trop aujourd'hui, peut être appliqué à l'histoire.

La pensée d'entreprendre, sur le siècle de Grégoire de Tours, un travail d'art en même temps que de science historique, fut pour moi le fruit de ces réflexions ; elle me vint en 1833. Mon projet arrêté, deux méthodes se présentaient : le récit continu ayant pour fil la succession des grands événements politiques, et le récit par masses détachées, ayant chacune pour fil la vie ou les aventures de quelques personnages du temps. Je n'ai pas hésité entre ces deux procédés ; j'ai choisi le second ; d'abord à cause de la nature du sujet qui devait offrir la peinture, aussi complète et aussi variée que possible, des transactions sociales et de la destinée humaine dans la vie politique, la vie civile et la vie de famille ; ensuite, à cause du caractère particulier de ma principale source d'information, l'Histoire ecclésiastique des Franks, par Grégoire de Tours.

En effet, pour que ce curieux livre ait, comme document, toute sa valeur, il faut qu'il entre dans notre fonds d'histoire narrative, non pour ce qu'il donne sur les événements principaux, car ces événements se trouvent mentionnés ailleurs, mais pour les récits épisodiques, les faits locaux, les traits de mœurs qui ne sont que là. Si l'on rattache ces détails à la série des grands faits politiques et qu'on les insère, à leur place respective, dans un récit complet et complètement élucidé pour l'ensemble, ils feront peu de figure, et gêneront presque à chaque pas la marche de la narration ; de plus, on sera forcé de donner à l'histoire ainsi écrite des dimensions colossales. C'est ce qu'a fait Adrien de Valois dans sa compilation latine en trois volumes in-folio des Gestes des Franks, depuis l'apparition de ce nom jusqu'à la chute de la dynastie mérovingienne ; mais un pareil livre est un livre de pure science, instructif pour ceux qui cherchent, rebutant pour la masse des lecteurs. Il serait impossible de traduire ou d'imiter en français l'ouvrage d'Adrien de Valois ; et d'ailleurs on l'oserait, que le but, selon moi, ne serait pas atteint. Tout en se donnant pleine carrière dans sa volumineuse chronique, le savant du XVIIe siècle élague et abrège souvent ; il omet des traits et des détails, il émousse les aspérités, il rend vaguement ce que Grégoire de Tours articule, il supprime le dialogue ou le dénature, il a en vue le fond des choses, et la forme ne lui fait rien. Or, c'est de la forme qu'il s'agit ; c'est elle dont il faut saisir les moindres linéaments, qu'il faut rendre, à force d'étude, plus nette et plus vivante, sous laquelle il faut faire entrer ce que la science historique moderne fournit sur les lois, les mœurs, l'état social du VIe siècle.

Voilà le plan que je me suis proposé, parce que toutes les convenances du sujet m'en faisaient une loi : choisir le point culminant de la première période du mélange de mœurs entre les deux races ; là dans un espace déterminé, recueillir et joindre par groupes les faits les plus caractéristiques, en former une suite de tableaux se succédant l'un à l'autre d'une manière progressive, varier les cadres, tout en donnant aux différentes masses de récit de l'ampleur et de la gravité ; élargir et fortifier le tissu de la narration originale, à l'aide d'inductions suggérées par les légendes, les poésies du temps, les monuments diplomatiques et les monuments figurés. De 1833 à 1837, j'ai publié, dans la Revue des Deux Mondes, et sous un titre provisoire, six de ces épisodes ou fragments d'une histoire infaisable dans son entier. Ils paraissent ici avec leur titre définitif : Récits des temps mérovingiens, et forment la première section de l'ouvrage total, dont la seconde aura pareillement deux volumes.

A. Thierry, Récits des temps mérovingiens,
précédés de Considérations sur l'histoire de France, (1840).

(1) M. de Chateaubriand : Les Martyrs, livres VI et VII ; Études ou Discours historiques, étude sixième, Mœurs des Barbares.

TEXTE N° 3

Beaucoup de personnes et même, semble-t-il, certains auteurs de manuels se font de la marche de notre travail une image étonnamment candide. Au commencement, diraient-elles volontiers, sont les documents. L'historien les rassemble, les lit, s'efforce d'en peser l'authenticité et la véracité. Après quoi, et après quoi seulement, il les met en œuvre. Il n'y a qu'un malheur : aucun historien, jamais, n'a procédé ainsi. Même lorsque d'aventure il s'imagine le faire.

Car les textes, ou les documents archéologiques, fût-ce les plus clairs en apparence et les plus complaisants, ne parlent que lorsqu'on sait les interroger. Avant Boucher de Perthes (1), les silex abondaient, comme de nos jours, dans les alluvions de la Somme. Mais l'interrogateur manquait et il n'y avait pas de préhistoire. Vieux médiéviste, j'avoue ne connaître guère de lecture plus attrayante qu'un cartulaire (2). C'est que je sais à peu près quoi lui demander. Un recueil d'inscriptions romaines, en revanche, me dit peu. Je sais tant bien que mal les lire, non les solliciter. En d'autres termes, toute recherche historique suppose, dès ses premiers pas, que l'enquête ait déjà une direction. Au commencement est l'esprit. Jamais, dans aucune science, l'observation passive n'a rien donné de fécond. À supposer, d'ailleurs, qu'elle soit possible.

Ne nous y laissons pas tromper en effet. Il arrive, sans doute, que le questionnaire demeure purement instinctif. Il est là cependant. Sans que le travailleur en ait conscience, les articles lui en sont dictés par les affirmations ou les hésitations que ses expériences antérieures ont obscurément inscrites dans son cerveau, par la tradition, par le sens commun, c'est-à-dire, trop souvent, par les préjugés communs. On n'est jamais aussi réceptif qu'on ne le croit. Il n'y a pas de pire conseil à donner à un débutant que celui d'attendre ainsi, dans une attitude d'apparente soumission, l'inspiration du document. Par là plus d'une recherche de bonne volonté a été vouée à l'échec ou à l'insignifiance.

Naturellement il le faut, ce choix raisonné des questions, extrêmement souple, susceptible de se charger chemin faisant d'une multitude d'articles nouveaux, ouvert à toutes les surprises — tel cependant qu'il puisse, dès l'abord, servir d'aimant aux limailles du document. L'itinéraire que l'explorateur établit, au départ, il sait bien d'avance qu'il ne le suivra pas de point en point. À ne pas en avoir, cependant, il risquerait d'errer éternellement à l'aventure.

Marc Bloch, Apologie pour l'histoire ou Métier d'historien, (1954).

(1) Jacques Boucher de Perthes (Rethel 1788 – Abbeville 1868), préhistorien français connu pour ses études archéologiques, notamment sur les silex taillés.

(2) Livre manuscrit où sont transcrits les privilèges et les titres d'une personne ou d'une communauté pour en faciliter la consultation.

TEXTE N° 4

L'histoire est récit d'événements : tout le reste en découle. Puisqu'elle est d'emblée un récit, elle ne fait pas revivre, non plus que le roman ; le vécu tel qu'il ressort des mains de l'historien n'est pas celui des acteurs ; c'est une narration, ce qui permet d'éliminer certains faux problèmes. Comme le roman, l'histoire trie, simplifie, organise, fait tenir un siècle en une page et cette synthèse du récit est non moins spontanée que celle de notre mémoire, quand nous évoquons les dix dernières années que nous avons vécues. Spéculer sur l'intervalle qui sépare toujours le vécu et la récollection du récit amènerait simplement à constater que Waterloo ne fut pas la même chose pour un grognard et un maréchal, qu'on peut raconter cette bataille à la première ou à la troisième personne, en parler comme d'une bataille, d'une victoire anglaise ou d'une défaite française, qu'on peut laisser entrevoir dès le début quel en fut l'épilogue ou faire semblant de le découvrir ; ces spéculations peuvent donner lieu à des expériences d'esthétique amusante ; pour l'historien, elles sont la découverte d'une limite.

Cette limite est la suivante : en aucun cas ce que les historiens appellent un événement n'est saisi directement et entièrement ; il l'est toujours incomplètement et latéralement, à travers des documents ou des témoignages, disons à travers des tekmeria, des traces. Même si je suis contemporain et témoin de Waterloo, même si j'en suis le principal acteur et Napoléon en personne, je n'aurai qu'une perspective sur ce que les historiens appelleront l'événement de Waterloo ; je ne pourrai laisser à la postérité que mon témoignage, qu'elle appellera trace s'il parvient jusqu'à elle. Même si j'étais Bismarck qui prend la décision d'expédier la dépêche d'Ems, ma propre interprétation de l'événement ne sera peut-être pas la même que celle de mes amis, de mon confesseur, de mon historien attitré et de mon psychanalyste, qui pourront avoir leur propre version de ma décision et estimer mieux savoir que moi ce que je voulais. Par essence, l'histoire est connaissance par documents. Aussi la narration historique se place-t-elle au delà de tous les documents, puisqu'aucun d'eux ne peut être l'événement ; elle n'est pas un photomontage documentaire et ne fait pas voir le passé « en direct, comme si vous y étiez » ; pour reprendre l'utile distinction de G. Genette, elle est diegesis et non mimesis. Un dialogue authentique entre Napoléon et Alexandre Ier aurait-il été conservé par la sténographie, ne sera pas « collé » tel que dans le récit : l'historien préférera le plus souvent parler sur ce dialogue ; s'il le cite textuellement, la citation sera un effet littéraire, destinée à donner à l'intrigue de la vie — disons de l'éthos —, ce qui rapprocherait l'histoire ainsi écrite de l'histoire romancée.

Paul Veyne, Comment on écrit l'histoire, (1971).