« Toute notre vie moderne est comme imprégnée de mathématiques. Les actes quotidiens et les constructions des hommes en portent la marque — et il n'est pas jusqu'à nos joies artistiques ou à notre vie morale qui n'en subissent l'influence. » A ces constatations de Paul Montel, aucun homme du XVIe siècle n'aurait pu souscrire. Elles ne nous étonnent point. Elles l'auraient laissé (à bon droit) totalement incrédule.
Appliquons ces réflexions à la mesure du temps. Souvent, on se contentait encore de l'évaluer à la paysanne, le jour à l'estime, d'après le soleil ; la nuit, ou plutôt à la fin de la nuit, en écoutant le chant du coq. Il est curieux de lire en 1564, sous la plume féconde du réformateur de Lausanne, Viret, un éloge des coqs que les gendarmes, partant en guerre emmènent toujours avec eux: « lesquels, de nuict, leur servent d'horloges ».
C'est que, de vraies horloges, il y en avait fort peu : la plupart, d'utilité publique. Rares d'ailleurs les villes qui pouvaient s'enorgueillir d'une horloge véritable, sans sonnerie, ou, grande merveille, à sonnerie comme la doyenne, celle que Charles V (1) commanda et installa en 1370 sur la tour du Palais : elle continue à nommer notre quai de l'Horloge. [...]
Inutile de dire que ces horloges ne sonnaient pas les heures. Chaque fois que l'aiguille passait sur une nouvelle heure, une goupille fixée sur la roue motrice décrochait un levier qui mettait en mouvement un marteau faisant réveil sur un timbre. Le guetteur, averti, frappait alors à l'aide du marteau, le nombre de coups nécessaire sur la cloche du beffroi. Mais il n'était pas question d'indiquer les divisions de l'heure. Et d'ailleurs, en nombre de cas, celle-ci n'était fournie, approximativement, aux veilleurs de nuit que par des clepsydres ou des sabliers qu'ils avaient charge de retourner ; ils criaient du haut des tours les indications qu'elles leur fournissaient, et les gens du guet les répétaient par les rues. Quant aux particuliers, combien étaient-ils, au temps de Pantagruel (2), à posséder une « montre d'horloge » ? Leur nombre était infime, en dehors des rois et des princes. [...]
Au total, les habitudes d'une société de paysans, qui acceptent de ne savoir jamais l'heure exacte, sinon quand la cloche sonne (à la supposer bien réglée) et qui pour le reste s'en rapportent aux plantes, aux bêtes, au vol de tel oiseau ou au chant de tel autre. [...]
Et cependant Gouberville (3) a une horloge, grande rareté, qu'il envoie « racoutrer » en janvier 1563 chez un armurier de Digoville. Et il note les heures avec complaisance — mais toujours en les faisant précéder d'un modeste et prudent « viron » (4) : ils revinrent « viron une heure avant jour » — ou bien : « vismes faire des verres, viron demie-heure » — ce qui est d'une précision tout à fait anormale.
Ainsi, partout : fantaisie, imprécision, inexactitude. Le fait d'hommes qui ne savent même pas leur âge exactement : on ne compte pas les personnages historiques de ce temps qui nous laissent le choix entre trois ou quatre dates de naissance, parfois éloignées de plusieurs années. Quand naquit Érasme (5) ? Il ne le savait pas, mais seulement que l'événement s'était produit la veille de la Saint-Simon et Saint-Jude. – Quelle année naquit Lefèvre d'Étaples (6) ? On essaie de le déduire d'indications fort vagues. Quelle année, Rabelais ? Il l'ignorait. Quelle, Luther (7) ? on hésite. Le mois — le mois d'une année elle-même mal réglée, puisque l'équinoxe de printemps avait peu à peu reculé du 21 au 11 mars - le mois, on le connaît généralement. La famille, les parents se souviennent. [...] Alors la tradition familiale se fixe. [...]
Souvent même, on sait l'heure, tout au moins en gros — « viron », comme dit le sire de Gouberville. L'heure, la mère ne l'oublie pas ; le millésime, notion abstraite, dépasse le cadre des soucis moyens. Pour avoir des actes de naissance en règle, il faut s'adresser aux grands de ce monde — ou aux fils de médecins et de savantes gens, à ceux dont on tire l'horoscope et qui dès lors naissent entourés d'étonnantes précisions : ne savent-ils pas (ou plutôt leurs astrologues ne précisent-ils pas à leur intention), l'année, le jour, l'heure, et la minute non seulement de leur naissance, mais de leur conception ? C'est Brantôme (8), familier de Marguerite de Navarre (9) par sa mère et sa grand-mère, qui nous en avertit : la princesse naquit « sous le 10e degré d'Aquarius, que Saturne se séparait de Vénus par quaterne aspect, le 10 d'avril 1492 à 10 heures du soir au château d'Angoulême - et fut conçue l'an 1491, à 10 heures avant midi et 17 minutes, le 11 de juillet ». Voilà qui est précis ! [...]
Ces exceptions faites, la masse abdique tout souci de précision. « Il n'y a rien, écrit Thomas Platter (10) dans ses Mémoires que je puisse moins garantir que l'époque exacte de chaque circonstance de ma vie. « Ce qui ne l'empêche pas de nous raconter de magnifiques histoires sur le père de sa mère qui vécut jusqu'à 126 ans, et à plus de cent ans épousa une fille de 30 ans dont il eut un garçon : mais on ignorait, naturellement, la date de sa naissance... A quoi bon ces précisions, pour un montagnard du Valais ? Les hommes n'avaient pas encore été contraints à la précision par les rudes disciplines horaires que nous connaissons : l'heure civile, l'heure religieuse, l'heure scolaire, l'heure militaire, l'heure usinière, l'heure ferroviaire, tant et si bien que, finalement, tous ont bien dû se procurer une montre. Songeons qu'en 1867 encore, lors de l'Exposition. universelle, il n'y en avait en France que 4 millions à peine ; 25 millions pour le monde entier : bien peu, et beaucoup déjà, car combien de résistances, d'instinctives révoltes n'avait-il point fallu vaincre ? « Jamais je ne me assubjectis à heures : les heures sont faites pour l'homme et non l'homme pour les heures » professe solennellement l'abbé de Thélème, Frère Jean (11) (Garg., XLI). Mais à cent ans de distance, le Francion de Sorel (12), décrivant son entrée au Collège de Lisieux, gémit : « J'étois obligé de me trouver au service divin, au repas et à la leçon à de certaines heures, au son de la cloche par qui toutes choses étaient là compassées. »
Au fond, au XVIe siècle, dans le grand duel de longue date engagé entre le temps vécu et le temps-mesure, c'était le premier qui gardait l'avantage. Chapitre XXIII : Comment Gargantua fut institué par Ponocrates en telle discipline qu'il ne perdoit heure par jour... (13) – Ne perdre heure par jour, affreux idéal des temps nouveaux ! Combien plus heureux le bon roi Charles V : on lui allumait un cierge divisé en vingt-quatre parties et de temps en temps, on lui venait dire « jusques où la chandelle était arse »...
Chronologie, dure règle abstraite. Nous-mêmes, pouvons-nous nous vanter d'y être pleinement, rigoureusement pliés ? Quand nous évoquons notre passé, et qu'ensuite nous confrontons nos souvenirs avec le calendrier, quelle discordance ! L'évidence est là : nous nous sommes refait un passé suivant nos humeurs — en télescopant les années, souvent, en constituant, avec des événements parfois très éloignés dans le temps, des ensembles cohérents qui nous agréent. Nous, hommes d'aujourd'hui, qui ne saurions vivre sans une montre, et réglée soigneusement sur l'heure astronomique. Au XVIe siècle ? Pour combien d'hommes le calendrier astronomique était-il encore la mesure véritable, le véritable régulateur du temps ? Même transposé sur le plan religieux ? En fait, croit-on que les paysans d'alors aient eu, pour mesurer le temps, pour le découper en tranches, d'autres moyens de mesure et de repérage que certaines circonstances importantes à la vie du groupe et capables de susciter en lui des paroxysmes &activité ou de passion ?
Songeons combien, encore aujourd'hui, la notion de temps redevient facilement trouble, malgré le nombre et la rigueur des points de repère qui nous permettent de la mesurer. Elle est lente à se déterminer chez l'enfant, elle est prompte à se fausser chez le malade. Une douzaine de générations en çà (14) : et nous sommes en pleine période de temps flottant. Après, avant, deux notions qui, chez les incultes, ne s'excluent pas encore rigoureusement. La mort n'empêche pas le mort de vivre, et de revenir. N'en va-t-il pas de même pour l'espace, et fait-on tant de difficultés, au temps de Rabelais, pour accepter l'idée qu'un homme puisse, à la fois, occuper deux endroits, deux places d'un espace encore mal ordonné, où chaque chose n'est pas encore titulaire d'une place exclusive, d'une place à chaque instant repérable sans hésitation ?
Soyons surpris, par là-dessus, que le sens historique ait manqué aux hommes d'alors ; que, pour prendre ce seul exemple, le problème de l'âge du monde n'ait jamais été posé par eux dans leurs écrits ; que le chiffre absolu de 4004 années écoulées depuis la création du monde jusqu'à la naissance du Christ n'ait jamais soulevé de discussion ; enfin, que, sans nul embarras, ils aient vu leurs peintres représenter les assiégeants de Jéricho (15) sous le costume des gendarmes de Marignan - ou revêtir les figurants du Golgotha (16) de pourpoints tailladés ? La grande marche à reculons, le grand mouvement en arrière de l'humanité reprenant possession, peu à peu, de ses tranchées de départ pour la conquête de ce qu'elle nomme le progrès - ce grand mouvement n'était pas commencé, qui se poursuit toujours sous nos yeux, qui enregistre encore chaque jour des succès. Pour beaucoup d'hommes de ce temps, l'historique se confondait même avec le mythique. Dans le passe imprécis qu'on appelait « autrefois » sans plus de rigueur, ou « jadis », ou « il y a bien longtemps », combien admettent encore sans trop de difficultés la présence de personnages mythiques, voisinant avec des personnages historiques « mythifiés », si j'ose dire, dans une sorte de promiscuité fluide qui nous scandalise, et qui ne gênait personne ? Tout cela qui va fort loin ; tout cela qui engage la vie entière et les comportements totaux d'une époque...
En faut-il une dernière marque ? Ce temps qu'on ne mesurait pas à la rigueur ; ce temps qu'on négligeait de retenir, de calculer, de considérer avec exactitude - ce temps, comment l'eût-on traité comme une denrée précise, épargné, ménagé, économisé ? De fait, le XVIe siècle, héritier en cela du XVe, n'est-il pas dans ses travaux un des plus grands gaspilleurs de temps que siècle fût ? C'est l'époque où, dans les églises, les châteaux, les palais — les architectes dissipaient en ornements compliqués, en entrelacs, en fioritures de pierre un prodigieux capital de jours, de mois et d'ans. [...]
Que de temps il faudrait, et de recherches qui manquent, que d'instruments de travail dont personne ne nous a dotés, pour compléter ce tableau des conditions de pensée d'un siècle que nous croyons encore toucher du doigt — et qui pourtant est si loin par se habitudes mentales comme par sa structure sociale ! Ne sommes-nous pas cependant assez renseignés dés maintenant, pour penser sans témérité qu'asservis à de semblables conditions d'existence, ni la pensée des hommes de ce temps ne pouvait avoir vraiment force probante ni leur science, force contraignante ?
Lucien FEBURE,
Le Problème de
l'incroyance au XVIe siècle,
« La
religion de Rabelais », Albin Michel, 1942.
(1) Charles V : roi de France de 1364 à 1380.
(2) Pantagruel : personnage de François Rabelais.
(3) Gouberville : gentilhomme normand du XVIe siècle.
(4) viron : environ.
(5) Érasme : humaniste hollandais.
(6) Lefèvre d'Étaples : théologien et humaniste français.
(7) Luther : théologien réformateur allemand.
(8) Brantôme : écrivain, chroniqueur français.
(9) Marguerite de Navarre : Marguerite d'Angoulême ou de Navarre (1492–1549), sœur de François 1er, reine de Navarre ; esprit libre, elle protégea les poètes, les humanistes et les réformés.
(10) Thomas Platter : mémorialiste français.
(11) Frère Jean : personnage haut en couleur de l'œuvre de François Rabelais.
(12) Sorel : historiographe français, auteur de La Vraie Histoire comique de Francion (1623).
(13) Titre du chapitre XXIII du Gargantua de François Rabelais.
(14) en çà : en deçà.
(15) Jéricho : cité ancienne prise par les Hébreux commandés par Josué ; l'épisode de la chute des murailles au son des trompettes symbolise la puissance divine.
(16) Golgotha : littéralement « le lieu du crâne » ; nom initialement porté par la colline du Calvaire où Jésus fut crucifié.