L'épreuve de 1997

L'ACTE AUTOBIOGRAPHIQUE

Il y a un écart considérable entre le projet avoué de l'autobiographie, qui est de retracer simplement l'histoire d'une vie, et ses intentions profondes, orientées vers une sorte d'apologétique (1) ou de théodicée (2) de l'être personnel. Cet écart permet de comprendre les perplexités et les antinomies de ce genre littéraire.

L'homme qui entreprend d'écrire ses mémoires se figure, en toute bonne foi, qu'il fait œuvre d'historien, et que les difficultés, s'il s'en trouve, pourront être surmontées grâce aux vertus de critique objective et d'impartialité. Le portrait sera exact, et la suite des événements sera mise en lumière telle qu'elle fut vraiment. Il faudra lutter, sans doute, contre les défaillances de la mémoire et les tentations du mensonge, mais une hygiène morale suffisamment sévère ainsi qu'une fondamentale bonne foi permettront de rétablir la réalité des faits, ainsi que Rousseau l'affirmait, dans des pages célèbres, au début des Confessions. La plupart des auteurs qui se racontent ne se posent pas d'autres questions : le problème psychologique de la mémoire, le problème moral de l'impartialité de soi à soi, ne sont pas des obstacles insurmontables. L'autobiographie se présente comme le miroir d'une vie, son double tiré au clair, en quelque sorte l'épure d'un destin.

Or on connaît la révolution récente de la méthodologie historique. L'idole de l'histoire objective et critique, révérée par les positivistes du XIXe siècle, s'est écroulée ; l'espérance d'une « résurrection intégrale du passé », nourrie par Michelet, est apparue vide de sens : le passé est le passé, il ne peut revenir habiter le présent, sinon au prix d'une complète dénaturation. L'évocation historique suppose un très complexe rapport du passé au présent, une réactualisation qui nous empêche à jamais de découvrir le passé « en soi », tel qu'il fut, le passé sans nous. L'historien de soi-même se trouve aux prises avec les mêmes difficultés : revenant en visite dans son propre passé, il postule l'unité et l'identité de son être, il croit pouvoir confondre ce qu'il fut avec ce qu'il est devenu. Comme l'enfant, le jeune homme, l'homme mûr d'autrefois ont disparu, et ne peuvent se défendre, seul l'homme &aujourd'hui a la parole, ce qui lui permet de nier le dédoublement et de postuler cela même qui se trouve en question.

Il est clair que le récit d'une vie ne peut pas être simplement le double en image de cette vie. L'existence vécue se développe au jour le jour dans le présent, selon les exigences du moment, auxquelles la personne fait face de son mieux avec toutes les ressources dont elle dispose. Combat douteux, où les thèmes conscients, les initiatives, se mêlent confusément aux impulsions inconscientes, aux résignations et aux passivités. Chaque destinée opère sa trouée dans l'incertitude des hommes, des circonstances et de soi-même. Cette tension constante, cette charge d'inconnu, qui correspond à la flèche même du temps vécu, ne peut subsister dans le récit des souvenirs, fait après coup par quelqu'un qui connaît la fin de l'histoire. Tolstoï a montré, dans Guerre et Paix, l'immense différence qui existe entre la bataille réelle, vécue de minute en minute par les combattants angoissés, à peu près inconscients de ce qui se passe, même s'ils se trouvent dans la sécurité d'un état-major, — et le récit de cette même bataille, mis en bel ordre logique et rationnel par l'historien, qui connaît toutes les péripéties du combat et son issue. Le même décalage existe entre une vie et sa biographie : « Je ne sais, écrivait Valéry, si l'on a jamais tenté d'écrire une biographie en essayant à chaque instant d'en savoir aussi peu sur l'instant suivant que le héros de l'ouvrage en savait lui-même au moment correspondant de sa carrière. En somme, reconstituer le hasard à chaque instant, au lieu de forger une suite que l'on peut résumer, et une causalité que l'on peut mettre en formule. »

Le péché originel de l'autobiographie est donc d'abord celui de cohérence logique et de rationalisation. Le récit est conscience, et comme la conscience du narrateur mène le récit, il lui parait invinciblement qu'elle a mené sa vie. Autrement dit, la réflexion constitutive de la. prise de conscience est transférée, par une sorte d'illusion d'optique inévitable, au niveau de l'événement lui-même. Le romancier François Mauriac, au début d'une évocation de son enfance, s'élève contre l'idée « qu'un auteur retouche ses souvenirs avec l'intention délibérée de nous tromper. Au vrai, il obéit à une nécessité : il faut bien qu'il immobilise, qu'il fixe cette vie passée qui fut mouvante. (...) C'est malgré lui qu'il découpe dans son passé fourmillant ces figures aussi arbitraires que les constellations dont nous avons peuplé la nuit ». En somme, il s'agit ici d'une sorte de critique bergsonienne de l'autobiographie : Bergson reproche aux théories classiques de la volonté et du libre arbitre de reconstituer après coup une conduite achevée, et de supposer aux moments décisifs un choix lucide entre diverses possibilités, alors que la liberté concrète chemine sur sa propre lancée et que, d'ordinaire, elle n'a pas eu le choix. Pareillement l'autobiographie est condamnée à substituer sans cesse le tout fait au se faisant. Le présent vécu, avec sa charge d'insécurité, se trouve pris dans le mouvement nécessaire qui relie, au fil du récit, le passé à l'avenir.

La difficulté est insurmontable : aucun artifice de présentation, même aidé par le génie, ne peut empêcher le narrateur de connaître toujours la suite de l'histoire qu'il raconte, c'est-à-dire de partir en quelque sorte du problème résolu. L'illusion commence d'ailleurs dès le moment où le récit donne un sens à l'événement, qui, lorsqu'il avait lieu, en avait sans douté plusieurs et peut-être aucun. Ce postulat du sens dicte le choix des faits à retenir, des détails à relever ou à écarter, selon l'exigence de l'intelligibilité préconçue. Les défaillances, les lacunes et les déformations de la mémoire tirent de là leur origine ; elles ne sont pas la conséquence d'une nécessité purement matérielle, et de hasard, elles résultent, bien au contraire, d'une option de l'écrivain qui se souvient, et veut faire prévaloir telle ou telle version revue et corrigé de son passé, de sa réalité personnelle. C'est ce que Renan avait fort bien senti : « Gœthe, observe-t-il, choisit, pour titre de ses Mémoires, Vérité et poésie, montrant par là qu'on ne saurait faire sa propre biographie de la même manière qu'on fait celle des autres. Ce qu'on dit de soi est toujours poésie. (...) On écrit de telles choses pour transmettre aux autres la théorie de l'univers qu'on porte en soi. »

Il faut en prendre son parti, et renoncer au préjugé de l'objectivité, à une sorte de scientisme qui jugerait une œuvre à la précision du détail. Il existe ainsi des peintres d'histoire dont toute l'ambition se borne, lorsqu'ils représentent une scène militaire, à figurer minutieusement le détail des uniformes et des armes, ou les grandes lignes de la topographie. Le résultat de leur entreprise est aussi faux que possible, alors que la Reddition de Breda, de Vélasquez, ou le Dos de Mayo, de Goya, même s'ils fourmillaient d'inexactitudes, n'en demeureraient pas moins d'admirables chefs-d'œuvre. Une autobiographie ne saurait être un pur et simple procès-verbal de l'existence, un livre de compte et un journal de marche : tel jour à telle heure, je suis allé à tel endroit... Un tel compte rendu, fût-il minutieusement exact, ne serait qu'une caricature de la vie réelle ; la précision rigoureuse correspondrait à la plus subtile duperie.

Un des plus beaux poèmes autobiographiques de Lamartine, La Vigne et la Maison, évoque la maison natale du poète, à Milly, dont la façade s'orne d'une guirlande de vigne vierge. Un historien a découvert qu'il n'y avait pas de vigne contre la maison de Milly pendant l'enfance du poète ; beaucoup plus tard seulement, après le poème, et pour réconcilier la poésie et la vérité, Mme de Lamartine fit planter une treille. L'anecdote est symbolique : dans le cas de l'autobiographie, la vérité des faits apparaît subordonnée à la vérité de l'homme, car c'est d'abord l'homme qui est en question. Le récit nous apporte le témoignage d'un homme sur lui-même, le débat d'une existence qui dialogue avec elle-même, à la recherche de sa plus intime fidélité.

L'autobiographie est un moment de la vie qu'elle raconte ; elle s'efforce de dégager le sens de cette vie, seulement elle est elle-même un sens dans cette vie. Une partie de l'ensemble prétend refléter l'ensemble, mais elle ajoute quelque chose à cet ensemble dont elle constitue un moment. Certaines peintures d'intérieur, flamandes ou hollandaises, montrent au mur un petit miroir où le tableau lui-même se répète une seconde fois ; l'image au miroir ne redouble pas seulement la scène, elle lui ajoute comme une dimension nouvelle, une perspective de fuite. Pareillement l'autobiographie n'est pas la simple récapitulation du passé ; elle est l'entreprise, et le drame, d'un homme qui s'efforce de se rassembler à sa ressemblance, en un certain moment de son histoire. La remise en question de l'existence antérieure suppose un nouvel enjeu.

G. GUSDORF, « Conditions et limites de l'autobiographie », 1956,
cité par P. LEJEUNE in L'autobiographie en France,
Armand Colin, 1971, pp. 229–233.

(1) Sens littéral : qui contient une apologie, qui concerne la défense de la religion.

(2) Théologie naturelle, connaissance de Dieu par la raison, métaphysique.