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Molière (1622–1673), Don Juan
(1665)
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Depuis son apparition aux environs de 1630, le thème de don
Juan s'est révélé l'un des plus stimulants dans la création littéraire et, accessoirement,
dans l'art musical...
Cette fécondité s'explique, en partie, par une très singulière aptitude
aux métamorphoses. Elle résulte surtout du fait que le personnage et les aventures de don
Juan mettent fondamentalement en question nos idées modernes et occidentales de l'amour.
Don Juan demeure, pour l'opinion commune, le séducteur-né, scandaleux et fascinant tout à la
fois, que caractérisent le nombre inhabituel de femmes qui se succèdent dans sa vie,
la réciprocité du goût qu'il a pour elles et de celui qu'il leur inspire, le fait qu'il met
la satisfaction de ce goût au-dessus de tous les plaisirs.
Toute recréation du personnage de réfère à cet invariant, alors que la révolte qu'il suscite
ou semble incarner varie en fonction des temps et des lieux...
Mais ne perdons pas de vue que le Dom Juan de Molière
est essentiellement une uvre de fantaisie,
où les changements de décor, l'apparition d'un spectre, une statue qui s'anime constituaient
pour le public le principal intérêt. Il n'en est que plus frappant d'observer certains traits
que Molière y a mis, et qui vont loin.
Si Dom Juan est un débauché, c'est aussi un
incrédule, et Molière en profite pour lui faire dire de belles impiétés. Il est vrai que son
valet Sganarelle en est apparemment scandalisé. Mais en réalité, ce Sganarelle, qui croit au
loup-garou et au moine bourru comme il croit au Ciel et à l'Enfer, est plus scandaleux encore
que son maître et déshonore la foi bien plus sûrement que les blasphèmes du libertin. Démesures...
Le spectateur, fasciné par l'« ange radieux du désir » (J. Rousset)
et saisi en même temps par l'« horreur de la Nature toute nue »
(J. Guicharnaud), est sollicité par deux normes contradictoires dans cette pièce d'où a
disparu le traditionnel pôle d'identification qu'incarnait chez Molière le personnage du
raisonneur. Mesure et démesure...
Face à une société moralisatrice et grandiloquente – à l'image du père,
Dom Louis – qu'il démystifie par son silence ou son laconisme superbe,
Dom Juan fait office de norme ; mais cette même norme est ébranlée (les didascalies
peignent plusieurs fois le protagoniste dans l'embarras), ridiculisée (après le naufrage),
disqualifiée (le gentilhomme manque à sa parole et se ravale au rang de tartufe) et
finalement anéantie par le dramaturge. Le démystificateur est en parallèle l'objet de la
démystification du texte, mais Dom Juan acquiert par là une ambivalence qui le transfigure
en mythe pour la modernité.
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