Que de fois nous vîmes [...] finir par des accidents obscurs de modestes existences qui auraient été soutenues et nourries par la gloire collective de l’Empire ! Notre Armée avait recueilli les invalides de la Grande Armée(1) et ils mouraient dans nos bras, en nous laissant le souvenir de leurs caractères primitifs et singuliers. Ces hommes nous paraissaient les restes d’une race gigantesque qui s’éteignait homme par homme et pour toujours. Nous aimions ce qu’il y avait de bon et d’honnête dans leurs murs ; mais notre génération plus studieuse ne pouvait s’empêcher de surprendre parfois en eux quelque chose de puéril et d’un peu arriéré que l’oisiveté de la paix faisait ressortir à nos yeux. L’Armée nous semblait un corps sans mouvement. Nous étouffions enfermés dans le ventre de ce cheval de bois qui ne s’ouvrait jamais dans aucune Troie. Vous vous en souvenez, vous, mes Compagnons, nous ne cessions d’étudier les Commentaires de César, Turenne et Frédéric II, et nous lisions sans cesse la vie de ces généraux de la République si purement épris de la gloire, ces héros candides et pauvres comme Marceau, Desaix et Kléber, jeunes gens de vertu antique ; et, après avoir examiné leurs manoeuvres de guerre et leurs campagnes, nous tombions dans une amère tristesse en mesurant notre destinée à la leur, et en calculant que leur élévation était devenue telle parce qu’ils avaient mis le pied tout d’abord, et à vingt ans, sur le haut de cette échelle de grades dont chaque degré nous coûtait huit ans à gravir. Vous que j’ai tant vus souffrir des langueurs et des dégoûts de la Servitude militaire(2), c est pour vous surtout que j’écris ce livre. Aussi, à côté de ces souvenirs où j’ai montré quelques traits de ce qu’il y a de bon et d’honnête, dans les Armées, mais où j’ai détaillé quelques unes des petitesses pénibles de cette vie, je veux placer les souvenirs qui peuvent relever nos fronts par la recherche et la considération de ses grandeurs.
La Grandeur guerrière, ou la beauté de la vie des armes, me semble être de deux sortes : il y a celle du commandement et celle de l’obéissance. L’une, tout extérieure, active, brillante, fière, égoïste, capricieuse, sera de jour en jour plus rare et moins désirée, à mesure que la civilisation deviendra plus pacifique ; l’autre, tout intérieure, passive, obscure, modeste, dévouée, persévérante, sera chaque jour plus honorée ; car, aujourd’hui que dépérit l’esprit des conquêtes, tout ce qu’un caractère élevé peut apporter de grand dans le métier des armes me paraît être moins encore dans la gloire de combattre que dans l’honneur de soufftir en silence et d’accomplir avec constance des devoirs souvent odieux.
Alfred de VIGNY
Servitude et grandeur militaires, 1835.
(1) Armée napoléonienne.
(2) La vie à l'armée, en dehors des combats.
C’est une vaine idée d’utopistes et de belles âmes que d’attendre beaucoup encore de l’humanité, quand elle aura désappris de faire la guerre. En attendant, nous ne connaissons pas d’autre moyen qui puisse rendre aux peuples fatigués cette rude énergie du champ de bataille, cette profonde haine impersonnelle, ce sang froid dans le meurtre uni à une bonne conscience, cette ardeur commune organisatrice dans l’anéantissement de l’ennemi, cette fière indifférence aux grandes pertes, à sa propre vie et à celle des gens qu’on aime, cet ébranlement sourd des âmes comparable aux tremblements de terre, avec autant de force et de sûreté que ne fait n’importe quelle grande guerre : les ruisseaux et les torrents qui se font jour alors, roulant il est vrai dans leur cours des pierres et des fanges de toute sorte et ruinant les prés des cultures un peu délicates, remettent ensuite en mouvement, dans des circonstances favorables, les rouages des ateliers de l’esprit, qui se reprennent à tourner avec une force nouvelle. La civilisation ne peut absolument pas se passer des passions, des vices et des méchancetés. – Lorsque les Romains parvenus à l’Empire furent un peu las des guerres, ils essayèrent de retirer de nouvelles forces des battues à la bête fauve, des combats de gladiateurs et des persécutions contre les chrétiens. Les Anglais d’aujourd’hui(1), qui semblent en somme avoir aussi renoncé à la guerre, prennent un autre moyen de recréer ces forces qui décroissent : ces périlleux voyages de découvertes, ces traversées, ces ascensions, entrepris, à ce qu’on dit, pour des buts scientifiques, en réalité pour rapporter chez eux des aventures, des dangers de toute nature, un supplément de force. On inventera sous diverses formes de pareils substituts de la guerre, mais peut¬être feront ils voir de plus en plus qu’une humanité d’une culture aussi élevée et par là même aussi fatiguée que l’est aujourd’hui l’Europe, a besoin non seulement des guerres, mais des plus terribles – partant de retours momentanés à la barbarie – pour ne pas dépenser en moyens de civilisation sa civilisation et son existence mêmes.
NIETZSCHE
Humain, trop humain, 1878.
(1) en 1876-77.
Il convient de se rappeler les caractères principaux de la fête primitive. C’est un temps d’excès. On y gaspille des réserves quelquefois accumulées durant plusieurs années. On viole les lois les plus saintes, celles sur qui paraît fondée la vie sociale elle même. Le crime d’hier se trouve prescrit, et à la place des règles accoutumées s’élèvent de nouvelles prohibitions, une nouvelle discipline s’installe, qui ne semble pas avoir pour but d’éviter ou d’apaiser les émotions intenses, mais au contraire de les provoquer et de les porter à leur comble. L’agitation croît d’elle même, l’ivresse s’empare des participants. Les autorités civiles ou administratives voient leurs pouvoirs diminuer ou disparaître passagèrement au profit non point tellement de la caste sacerdotale régulière, mais plutôt des confréries secrètes ou des représentants de l’autre monde, des acteurs à masques qui personnifient les dieux ou les morts. Cette ferveur est aussi le temps des sacrifices, le temps même du sacré, un temps hors du temps, qui recrée la société, la purifie et lui rend la jeunesse. On procède alors aux cérémonies qui fertilisent le sol et font de la génération adolescente une nouvelle promotion d’hommes et de guerriers. Tous les excès sont permis, car des excès mêmes, des gaspillages, des orgies et des violences, la société attend sa régénération. Elle espère une vigueur neuve de l’explosion et de l’épuisement.
A cette crise qui tranche brutalement sur le fond monotone de la vie quotidienne, qui présente avec elle à peu près tous les contrastes, et chacun à un degré extrême, on ne peut guère trouver dans les civilisations complexes et mécaniques qu’un seul équivalent. Un seul phénomène, compte tenu de la nature et du développement de ces dernières, révèle cependant une importance, une intensité, un éclat comparables et du même ordre de grandeur : la guerre.
Tout autre phénomène apparaîtrait en effet ridiculement hors de proportions en face de cette immense mobilisation que représente la fête là où elle existe pleinement. Il faut donc passer outre à l’invraisemblance et au scandale d’un tel rapprochement et consentir à l’examiner d’un peu près. Sans doute la guerre est horreur et catastrophe, la fête consacrée aux débordements de la joie, surabondance de vie comme l’autre est inondation de mort. Elles s’opposent terme à terme, tout les dénonce comme contraires. Mais ce n’est pas ici leur sens ou leur contenu qu’on prétend comparer : c’est leur grandeur absolue, leur fonction dans la vie collective, l’image qu’elles impriment dans l’âme de l’individu, la place qu’elles tiennent en un mot, plutôt que la façon dont elles l’occupent. Si la guerre correspond à la fête, il sera d’autant plus instructif alors qu’elle en apparaisse également l’inverse et la recherche de leurs différences devra servir à préciser et à compléter les conclusions inspirées par les similitudes qu’elles laissent constater.
La guerre représente bien le paroxysme de l’existence des sociétés modernes. Elle constitue le phénomène total qui les soulève et les transforme entièrement, tranchant par un terrible contraste sur l’écoulement calme du temps de paix. C’est la phase de l’extrême tension de la vie collective, celle du grand rassemblement des multitudes et de leur effort. Chaque individu est ravi à sa profession, à son foyer, à ses habitudes, à son loisir enfin. La guerre détruit brutalement le cercle de liberté que chacun ménage autour de soi pour son plaisir et qu’il respecte chez son voisin. Elle interrompt le bonheur et les querelles des amants, l’intrigue de l’ambitieux et l’uvre poursuivie dans le silence par l’artiste, l’érudit ou l’inventeur. Elle ruine indistinctement l’inquiétude et la placidité, rien ne subsiste qui soit privé, ni création ni jouissance ni angoisse même. Nul ne peut rester à l’écart et s’occuper à une autre tâche, car il n’est personne qui ne puisse être employé à celle ci de quelque façon. Elle a besoin de toutes les énergies.
Ainsi succède à cette sorte de cloisonnement où chacun compose son existence à sa guise, sans participer beaucoup aux affaires de la cité, un temps où la société convie tous ses membres à un sursaut collectif qui les place soudain côte à côte, les rassemble, les dresse, les aligne, les rapproche de corps et d'âme. L’heure est venue où elle cesse brusquement d’être tolérante, indulgente et comme soucieuse de se faire oublier par ceux dont elle protège la prospérité. Elle s’empare maintenant des biens, exige le temps, la fatigue, le sang même des citoyens. L’uniforme endossé par chacun d’eux marque visiblement qu’il abandonne tout ce qui le distinguait d’autrui, pour servir la communauté et non comme il l’entend, mais selon ce que cet uniforme lui commande de faire et au poste qu’il lui désigne.
La similitude de la guerre avec la fête est donc ici absolue : toutes deux inaugurent une période de forte socialisation, de mise en commun intégrale des instruments, des ressources, des forces ; elles rompent le temps pendant lequel les individus s’affairent chacun de son côté en une multitude de domaines différents. A leur tour, ceux ci dépendent les uns des autres pour se chevaucher mutuellement bien plus que pour occuper une place définie pour une structure rigoureuse. Dans les sociétés modernes, la guerre représente pour ce motif l’unique moment de concentration et d’absorption intense dans le groupe de tout ce qui tend ordinairement à maintenir à son égard une certaine zone d’indépendance. C’est pourquoi, de préférence aux vacances et aux jours de fête, elle appelle la comparaison avec l’antique saison de l’effervescence collective.
Roger CAILLOIS
L'homme et le sacré, Gallimard, 1950.
On a pu croire longtemps que les écrivains aimaient la guerre, « la guerre notre mère », comme l’écrit Emst Jünger. Les descriptions d’Homère, de Joinville, de Tolstoï, du prince de Ligne(1) , nous montrent le combat comme une des expériences humaines essentielles. C’est un duel avec le destin, une lutte initiatique dont on retire une vérité sur soi, sur sa limite. On retrouve cette conception chez Malaparte, chez Drieu la Rochelle ou chez Montherlant. En réalité, les écrivains ont vu dans la guerre pendant longtemps une exaltation et un défi, une manière de sortir de l’ornière quotidienne. Avec la grande lessive des révolutions, la violence guerrière, c’était la porte ouverte au dépaysement.
De ce point de vue, la légende napoléonienne a hissé l’expérience militaire à son plus haut degré d’aventure. On est frappé à la lecture des Mémoires des soldats et des officiers de la Grande Armée, qui ont éprouvé si douloureusement dans leur chair les désagréments et les mutilations du combat, de constater que cette expérience n’a pas laissé chez eux de séquelles morales. Ils estiment que cette époque a été la plus riche de leur vie. Ce sera au contraire la génération suivante, celle qui a été frustrée de l’aventure napoléonienne, qui ressentira le spleen de l’inaction. Elle souffrira d’être née trop tard dans un monde qui ne peut plus susciter de héros. Dans Choses vues, Victor Hugo a montré la nostalgie des grognards venus attendre le retour des cendres de l’Empereur sur l’esplanade des Invalides, veillant toute la nuit autour de bivouacs improvisés. Lui même semble s’interroger sur le lien qui unit ces vieux guerriers à leur chef : n’y a t il pas là un mystère ? Ces combats à travers l’Europe n’étaient ils pas ressentis par ceux qui les avaient vécus comme une exceptionnelle expérience humaine ? Un siècle plus tard, tout a changé. Les écrivains qui partent à l’assaut avec enthousiasme en 1914 vont déchanter. Jünger, Drieu, Céline, Malaparte, Giono, Apollinaire, Dorgelès, E.M. Remarque, à quelque camp qu’ils appartiennent, croyaient au romantisme de l’épopée guerrière. Mais très vite ce qu’ils constatent, c’est que le paysage a changé : enlisés dans la boue des tranchées, ils n’affrontent plus un adversaire mais des machines. Le monde industriel les inonde de ses armes les plus dévastatrices : obus, gaz asphyxiants, shrapnel. Ils croyaient faire la guerre comme au temps du prince de Ligne et ils se sont retrouvés dans les abattoirs de Chicago.
C’est cette désillusion qui va rejeter beaucoup d’écrivains dans le camp des pacifistes. Montherlant, Céline, Drieu et même Malaparte se sont sentis floués par la nature même du conflit moderne.
L’homme y est pris en otage par les machines.
Mais la guerre a-t-elle perdu pour autant toute séduction ? La fascination qu’elle exerce va bien au¬delà de ces avatars. Bemard Henri-Lévy semble éprouver à travers les conflits dont il a été le témoin une curiosité inlassable. C’est un sujet que l’écrivain perçoit comme le lieu géométrique des préoccupations qui l’habitent : la réflexion et l’action, qui a raison, qui a tort ? Le mal est-il le moteur de l’histoire ? L’intellectuel, chez lui, semble fasciné par ce processus qui amène des idées dont on parle, qui semblent si inoffensives et si lointaines, à devenir soudain sur le terrain des bombes et des taches de sang.
Jean-Marie ROUART
Le Figaro littéraire, 25 octobre 2005.
(1) Le prince de Ligne : 1735-1814 - Maréchal autrichien et écrivain de
langue française.