Synthèse 2005

Liste des extraits


TEXTE N° 1

Les gens d'esprit disent volontiers que le premier de tous les publicitaires a été le Serpent, au Paradis Terrestre. (...)

Seulement, il y a une grande différence entre le serpent et moi. C'est que le serpent voulait perdre Adam, tandis que je ne veux surtout pas perdre les consommateurs. Ni moi ni les autres publicitaires. Nous ne leur voulons que du bien et nous le prouvons tous les jours.

Voyez vous, je crois que ce qu'on reproche à la publicité, c'est de gagner de l'argent. En France, l'argent est un signe de péché. (...) Tout ce qui remue de l'argent est suspect. A partir du moment où un publicitaire est payé pour dire quelque chose, il ne peut que mentir.

Je n'ai pas beaucoup de mal à me débarrasser de cette accusation-là ; il suffit d'avoir réfléchi loyalement une fois, une seule fois, pour comprendre que la publicité ne tolère pas le mensonge, qu'elle est en quelque sorte condamnée à la vérité. Tout ce qu'elle affirme, elle doit en apporter immédiatement la preuve puisque l'image qu'elle a donnée du produit est aussitôt confrontée avec le produit lui même. Et confrontée par qui ? Par le juge le plus sévère qui soit, puisque c'est le plus directement concerné : le consommateur.

Un produit qui ment est condamné à plus ou moins long terme. C'est une loi qui ne souffre pas d'exception. Dans l'histoire de la publicité moderne, chaque fois qu'une campagne a été, je ne dirai pas mensongère, mais en avance sur le produit, elle a tourné à la catastrophe.

Et puis, il y a ceux qui mettent en doute l'efficacité de la publicité ou qui n'ont pas encore compris quel formidable moteur de l'économie elle constitue. Hélas ! ce sont souvent des hommes qui se trouvent aux leviers de commande de l'économie française. Le mépris ou l'ignorance dans lesquels ils tiennent la publicité n'est d'ailleurs que le reflet de leur incompréhension devant les problèmes de gestion et de commercialisation en général. (...).

Remarquez que quand on ne met pas en doute l'efficacité de la publicité, on lui reproche l'excès contraire. On dit qu'elle risque d'affoler la production et de conduire à la surchauffe économique. Si elle faisait cela, elle se condamnerait au suicide ; elle ne peut vendre et se développer qu'à partir d'une harmonisation dynamique de l'offre et de la demande. Elle n'a même pas le choix. C'est pour elle une question de vie ou de mort.

Un autre argument que j'entends souvent évoquer, c'est que la publicité est payée par le consommateur et qu'elle fait monter les prix. C'est tout simplement absurde. Connaissez vous un autre moyen, à l'âge industriel, de faire baisser les prix que la fabrication en grande série ? Et comment fabriquer en grande série si on n'est pas capable d'écouler ? Et comment écouler si on ne fait pas appel à la publicité ? Les produits les plus chers du monde sont précisément ceux qui ignorent la publicité, parce qu'ils s'adressent à un public si restreint qu'ils n'en ont pas besoin. Vous n'avez pas vu beaucoup d'annonces pour le caviar, pour le vison, pour les Rolls Royce. Il y en a, mais elles sont rares.

La fonction de la publicité c'est, au contraire, de mettre à la portée de tous ce qui semblait réservé au petit nombre. Combien coûtait un récepteur de télévision, un réfrigérateur, une machine à laver avant que la publicité n'ait permis, en ajustant l'offre et la demande, de développer leur marché ?

Les gens ont l'habitude de raisonner comme si la publicité était faite contre le consommateur. Voyons, elle est faite pour lui ! Il ne peut y avoir publicité que s'il y a concurrence, et si la concurrence conduit à la publicité, il est évident que la publicité exaspère la concurrence, qu'elle en est l'aiguillon le plus puissant. Qui est le bénéficiaire de cette compétition constante entre les produits ? C'est le consommateur, non ?

S'il y a concurrence, c'est qu'il y a librerté de choix, et le choix, c'est tout de même le « privilège n°1 du consommateur. La publicité l'aide à faire ce choix, elle lui fournit des informations utiles et même indispensables sur des produits souvent complexes et souvent très proches les uns des autres. Imaginez ce qui se passerait si la publicité disparaissait brusquement des journaux, des magazines, des antennes, des écrans : est ce que vous ne croyez pas que le consommateur serait privé d'un de ses principaux moyens d'exercer son droit le plus imprescriptible, qui est d'acheter ce qui lui plait ? Est ce qu'il ne serait pas privé aussi d'un des principaux moyens de savoir ce qui se passe dans le monde ? Après tout, les objets qui servent à notre vie quotidienne font aussi partie de l'Histoire, et la publicité est toujours le reflet de son temps – elle est toujours qu'on le veuille ou non de l'information.

Mais le procès le plus grave n'est pas le procès que l'on fait à la publicité pour ses rapports avec le consommateur. C'est le procès qu'on lui fait pour ses rapports avec l'homme. On l'accuse d'opprimer l'homme. On dit qu'elle lui crée des besoins artificiels. En fait, nous nous contentons de peu. Nous n'avons pas besoin de rouler en automobile, ni de nous éclairer à l'électricité, ni d'utiliser un mouchoir. Autant revenir tout de suite à la caverne primitive. Voire même à l'arbre.

Alors, est ce que c'est un besoin superflu ? Mais à quoi est ce qu'on reconnaît le superflu du nécessaire ? Certains pensent que c'est à son caractère matérialiste. Ils accusent la publicité de détourner l'homme des valeurs essentielles et de l'empêcher de penser à son âme.

Moi j'attends qu'on me prouve que la pénurie est plus favorable que le confort à la spiritualité. Est ce qu'il faut, pour être un homme de pensée ou d'idéal, ne pas utiliser de déodorant ? Ne pas prendre l'avion ? Ne pas contracter d'assurance-vie ? Et puis il faut tout de même être assez peu honnête pour faire semblant de croire que tous les biens de consommation sont uniquement d'ordre matériel. L'électrophone, la T.V., le cinéma, le livre, est ce que ce ne sont pas aussi des produits de consommation ? Est ce qu'il faut donc les supprimer ?

S'il fallait supprimer les besoins superflus, qui les définirait ? Quelle morale ou quelle idéologie ?

On accuse la société de consommation, mais est ce que le rôle de toutes les sociétés n'est pas de créer des besoins ? Robinson dans son île, qu'est ce qu'il faisait, sinon essayer de reconstituer les moyens de satisfaire un certain nombre des besoins que la société de son temps lui avait enseignés ? Une société sans besoin, c'est le contraire d'une société, cela n'existe pas. Il faut que les gens aient un but dans la vie, sinon ils crèvent. A la limite, peu importent le but et la façon de l'atteindre, s'ils permettent à l'homme de s'épanouir. Acheter une auto ou un réfrigérateur, c'est peut être superflu ou frivole aux yeux de certains moralistes, mais si l'homme y trouve un moyen de se construire une vie harmonieuse et équilibrée, où est le mal ? (...)

Il faut être cohérent. Ce n'est pas la société de consommation qu'il faut contester si on veut aller jusqu'au bout, c'est la société tout court. C'est d'ailleurs ce que font les hippies, les seuls qui me paraissent logiques avec eux mêmes. Mais alors, où allons nous ? Peut être des millénaires en arrière. C'est de la régression. Je crois même que c'est de la régression infantile.

Marcel Bleustein Blanchet, La rage de convaincre, 1974.


TEXTE N° 2

L'erreur serait de penser que la publicité est par essence associée à la surconsommation et que sa fonction ne peut se justifier que dans cette seule perspective. Sans doute en est-elle la contemporaine et en a-t-elle été la principale messagère. Elle ne cherche d'ailleurs pas à s'en désolidariser. Mais ce n'est pas en ces termes que se pose la question. Il serait plus juste de dire que la publicité n'est attachée à aucun système. Par sa nature même, elle est avant tout une force destinée à préparer l'adaptation et à faciliter le changement. Elle est plus le vecteur de l'évolution que celui de la consommation. Sa vocation fondamentale est d'anticiper le futur. C'est ainsi qu'elle remplit pleinement son rôle et c'est pour elle la condition de s'insérer harmonieusement dans la société. Au reste, ses applications hors consommation sont innombrables.

Elle doit être davantage un élément de contestation que de conservation ou de bouleversement que d'ordre. A la limite elle serait subversive.

Sachons bien en tout cas que la publicité ne pourra pas éternellement se contenter d'être supportée de plus ou moins bonne grâce, Elle devra très vite devenir une force active de la société, y être reconnue et même y être souhaitée. Sinon elle disparaîtrait.

La publicité est donc aujourd'hui à la croisée des chemins. Pour subsister et pour conserver un sens, elle doit acquérir une conscience et cesser d'exploiter des valeurs dépassées pour promouvoir plus librement des valeurs nouvelles. Cette transformation fondamentale suppose de la part de ceux qui le font une mutation complète de leurs habitudes de pensée et une prise de conscience de leurs nouvelles responsabilités.

Le premier objectif doit être d'améliorer la qualité morale et sociale de la communication publicitaire. Il est parfaitement possible de le faire sans détruire la liberté qui s'attache à l'économie de marché. La légitimité de la persuasion doit être reconnue et son exercice doit être préservé. L'homme n'est pas un simple spectateur du monde, même lorsqu'il est consommateur. Il en est l'acteur. Il est donc normal que soit fait appel à sa raison mais aussi à sa faculté d'émotion. Persuader pour vendre est légitime à condition de le faire dans certaines limites et d'une certaine façon. L'information et la stimulation publicitaires dureront donc autant que la liberté dans la consommation. Ce qui est mis en cause n'est pas le fond mais le ton ; ce n'est pas la fonction mais la façon dont elle s'exerce. Rien ne serait pire que de se réfugier dans la censure ou dans la réglementation car c'est dans la liberté et en toute responsabilité que les normes de communication doivent être établies.

La vérité doit en particulier représenter, plus que jamais, l'un des critères, de base de la valeur de la publicité. La vérité publicitaire doit être évaluée à partir du récepteur et de son interprétation du message. L'exactitude fonctionnelle est plus importante que l'exactitude littérale : c'est de la vérité utile.

La publicité se doit aussi de ne pas faire peser sur l'individu des contraintes qui le placeraient dans un état de frustration s'il n'avait pas le moyen de satisfaire les désirs ainsi suscités. La publicité n'est pas un jeu gratuit. Elle projette des modèles d'identification qui peuvent bouleverser certaines valeurs et en modifier la hiérarchie. Parce qu'elle s'insère dans les opinions, elle reflète et elle guide. Dans les deux cas, elle engage la responsabilité de celui qui la fait et qui doit prendre conscience d'être un agent culturel et moral. A cet égard, l'autodiscipline est plutôt une autorestriction qui s'exerce non par crainte de la loi mais dans une perspective de progrès. En effet, la publicité n'est pas une force autonome. Elle ne peut être efficace que si elle s'intègre aux autres forces sociales et si elle collabore avec elles.

A l'horizon se dessinent les moyens pour y parvenir. Le publicitaire va très vite devoir se préoccuper des retombées sociales de son activité et consacrer une partie de ses études à cette recherche. La notion de bilan social de l'entreprise progresse rapidement. Dans ce cadre, le chef d'entreprise devra bientôt justifier l'actif et le passif de son action publicitaire à l'égard de la collectivité. Demain, on appliquera les techniques de mesure de l'efficacité pour évaluer l'impact social d'une campagne publicitaire. En corollaire de cette orientation, on peut s'attendre à ce que l'on dirige l'effort publicitaire en priorité sur les produits ayant une valeur sociale certaine. Ceci nous conduirait-il à sacrifier des produits dont l'agrément est immédiat mais superficiel au profit d'autres plus bénéfiques à long terme même si leur valeur immédiate paraît médiocre ?

Pour maintenir la liberté de persuasion, il faut préparer le public, et notamment les jeunes, à recevoir la publicité aussi bien que toute autre forme de propagande. L'éducation à la communication n'est pas moins importante que l'éducation sexuelle. L'étude des mass media doit prendre place dans l'enseignement public, comme on le fait en Suède où, par exemple, la lecture critique de la publicité est enseignée aux enfants. Le publicitaire découvre qu'il se trouve en face d'une responsabilité d'un nouveau genre très différente de ses responsabilités commerciales. Elle n'appartient qu'à lui. Elle ressemble à celle de l'éditeur ou à celle du journaliste. Faute de vouloir l'assumer, il compromettrait irrémédiablement sa fonction dont l'efficacité diminuerait à mesure que des critiques et des contraintes de toutes natures juguleraient son action. C'est ainsi que, aux Etats-Unis, on en arrive pour certains produits, comme l'essence, à la notion absurde de la « no advertising advertising ». La publicité qui n'en est plus...

Aujourd'hui ce n'est plus tant de la réglementation de la publicité qu'il s'agit, c'est de sa régulation, c'est-à-dire de l'action attentive et coordonnée qu'il faut exercer sur ce système complexe pour en obtenir le meilleur service. Nul doute que la publicité n'en sorte grandie.

R. Leduc, Le pouvoir publicitaire, éd. Dunod. 1974.


TEXTE N° 3

La multiplication des actions « anti-pub » dans l'espace public donne à penser. Nul ne songera, bien entendu, à nier les excès de la publicité et les dangers de colonisation commerciale de l'imaginaire qu'elle véhicule. Nul ne refusera de voir en elle non une formidable volonté de puissance, comme le croient les mouvements anti-pub, mais une volonté de vide : évacuer de l'humain sa complexité, en éviter la profondeur, le guérir des deux douleurs qui, selon Tocqueville, donnent son prix à la vie, « la peine de vivre » et « la douleur de penser ». Cela dit, que serait un monde sans pub ? Quelles nostalgies et quelles idéologies transportent, subliminalement, les discours anti- publicitaires ?

Sans pub, la production se condamne à demeurer très locale, à trouver ses clients par le bouche à oreille et la rumeur. Seule la communauté autarcique, non développée, qui ne produit que ce qu'elle consomme et qui ne consomme que ce qu'elle produit, peut se passer de publicité.

La marchandise circule grâce à la publicité, dont elle est le laissez passer. Sans publicité, c'est-à-dire sans la circulation des marchandises produites, la création (la conception, puis la fabrication, de nouveaux produits) devient impossible.

La mort de la publicité serait aussi celle de la créativité industrielle. Le mythe primitiviste du bon sauvage et de la bonne communauté se réincarne dans l'anti-pub. Au contraire, la publicité est, planétairement, une sorte de réseau vital, transportant partout l'image des marchandises fabriquées ici ou là, suscitant partout le désir de leur consommation. Dès lors, la publicité décloisonne et déterritorialise les sociétés et les hommes bien plus que toute autre pratique, formant une sorte de liant universel, de colle par laquelle les hommes tiennent les uns aux autres.

Alors que les religions cloisonnent – de nos jours, postérieurement à la « mort de Dieu », toute foi s'est éteinte au profit de la religion comme affirmation culturelle identitaire –, opposent les civilisations les unes aux autres, la publicité décloisonne, relie. Si religion vient de relier, religare, la publicité relie désormais mieux que les religions. Elle fonctionne à l'inverse des religions : le message religieux est une déclaration forte et exclusiviste, un discours plein, ancrant les hommes dans une civilisation, tandis que le message publicitaire attache les hommes par le plus petit commun dénominateur, les déracine par des déclarations aussi minimalistes que planétaires, les poussant à évoluer dans un univers plus ouvert quoique de moindre consistance. Appuyé sur un imaginaire rousseauiste, inconsciemment communautariste, le mouvement anti-pub encourt le risque de nier les avantages de la mondialisation.

Les militants anti-pub font feu de tout bois pour convaincre chacun de ceci : les méthodes de la propagande totalitaire se réincarnent dans la publicité. Ils ne manquent pas de la diaboliser en la stigmatisant comme une machine à décerveler. [...]

Contrairement à ce que tonitrue la vulgate anti-pub, publicité et propagande ne sont pas identiques. La publicité séduit et relance le désir. Le désir est sa matière première, même si c'est pour le détourner vers la marchandise. Or le désir est cette faculté humaine que les animaux, sans imaginaire et bornés au besoin, ne partagent pas. La publicité développe le désir dans le but de le mouler dans une forme aussi universelle que superficielle. Suscitant du désir, la publicité humanise, nous rendant, au même titre que la raison, plus hommes, tandis que la propagande met à mort le désir, l'anéantit. La publicité exalte le désir d'être un individu, d'être soi, d'être unique, tandis que la propagande exalte la mort de ce désir d'être soi, elle exalte le refus d'être soi, poussant à se taire et à marcher au pas, à se fondre dans la masse humaine. La publicité s'articule à Eros et à l'envie de vivre, tandis que la propagande renvoie à la pulsion de mort, cultivant les tendances morbides de l'humanité.

C'est pourquoi la publicité politique, s'étalant de vives couleurs sur les murs des démocraties, se distingue de la morne propagande. D'abord la publicité politique admet le pluralisme ; mais il y a plus : elle en vit, elle ne peut vivre que dans le cadre du pluralisme et de la concurrence entre les partis et les candidats. Elle admet implicitement l'inscription de la politique dans l'ordre du jeu et du désir.

Au contraire, la propagande nie ces déterminations érotiques et ludiques de la politique en fabriquant exclusivement de la soumission bornée. Lorsque la propagande utilise le désir, c'est uniquement sous l'angle de sa morbidité [...]. Les sociétés libres et ouvertes, en permanence menacées par le conformisme, aiment la publicité, tandis que les sociétés fermées, en proie au joug totalitaire, sont saturées par la propagande. Il est, par suite, d'une grande malhonnêteté intellectuelle de rabattre la publicité sur la propagande, et de suggérer que les démocraties capitalistes et libérales, pour critiquables qu'elles soient, ne valent pas mieux que les totalitarismes [...] ?

Robert Redeker, Le Monde, 10 mars 2004.


TEXTE N° 4

Qui peut se désintéresser aujourd'hui de la publicité et de ses conséquences ?

Le problème, à mon sens, est mal posé dès que l'on se met à parler de la publicité au singulier, comme s'il s'agissait d'un bloc homogène de pratiques à condamner ou à rejeter d'une seule pièce. N'est-il pas possible de distinguer plus précisément entre certaines pratiques publicitaires, qui respectent l'auditoire, et d'autres qui le méprisent, ou même tentent de le manipuler ?

La publicité n'est pas là pour nous informer, elle est là pour nous convaincre. Il faut sans doute renoncer à la nostalgie de l'objectivité, au moins dans ce domaine. Un fabricant propose un produit, il tente de nous convaincre de l'acheter et, dans ce dessein, il peut utiliser toutes les ressources de l'argumentation. Il engage pour cela ceux qui sont censés en être les spécialistes, au moins dans ce domaine, les publicitaires.

Jusque-là nous sommes au cœur du dispositif démocratique dont l'un des piliers, comme l'avaient bien remarqué Kant et d'autres grands esprits des Lumières, est le principe de publicité des idées, au sens le plus large que l'on peut donner à ce terme. La démocratie, c'est la liberté, le débat, l'ensemble des pratiques qui consistent à se convaincre mutuellement dans le but de prendre des décisions. De ce point de vue, la parole publicitaire est autant nécessaire que la parole politique ou la parole publique en général. La publicité est la dernière branche qui a poussé sur le grand arbre de la rhétorique, forme de vie du langage elle même consubstantielle à la démocratie.

Le problème, que les premiers démocrates grecs ont connu mieux que quiconque, est que l'on peut convaincre de différentes façons et qu'argumenter n'en est qu'un des versants, le plus pacifique et le plus respectueux des autres. Une analyse serrée des messages publicitaires fait apparaître qu'un certain nombre d'entre-eux sont de nature typiquement argumentative : ils nous proposent de bonnes raisons d'acheter les produits, dont ils nous font une présentation légitimement orientée. Ces messages nous laissent libres de notre choix et concourent à notre prise de décision.

Mais la même analyse nous révèle, hélas, que beaucoup d'autres messages publicitaires utilisent d'autres procédés pour convaincre, qui ne relèvent plus de la rhétorique mais plutôt de la manipulation. Les techniques sont connues. Par exemple, on accole à l'image du produit un stimulus séduisant, frappant, d'ordre érotique ou esthétique, et on espère que cette contamination par amalgame rendra en retour le produit séduisant pour l'acheteur potentiel. On ne cherche pas à lui proposer de bonnes raisons, on viole sa conscience à petites doses.

Qu'on ne s'y trompe pas, cela n'est pas sans efficacité. Les publicitaires le savent bien : tous les procédés pour convaincre ne relèvent pas de la même catégorie, et beaucoup d'entre-eux ont parfaitement conscience de franchir une ligne rouge lorsqu'ils passent d'un registre à un autre.

Cette ligne rouge qui sépare d'une part argumentation et respect de l'auditoire, de l'autre énoncés hors propos pour « séduire les juges ». Comme dans l'histoire de la maîtresse de Praxitèle, qui tenta de se faire acquitter d'un meurtre en montrant son magnifique corps nu aux jurés. Le franchissement de cette ligne rouge, somme toute technique, fait sortir celui qui s'y laisse aller, de l'espace de la parole démocratique pour le ramener sur le terrain de l'archaïsme, de la force pure et de la violence pulsionnelle.

On se souvient qu'un juge français avait condamné la publicité pour Benetton, qui mettait en scène, en lieu et place d'arguments pour convaincre d'acheter les produits de cette marque, des images provocantes et choquantes de fesses masculines nues estampillées « HIV» . On se souvient moins des attendus du jugement. La condamnation était doublement motivée, d'une part par le fait qu'il y avait atteinte aux droits et à la sensibilité des victimes du sida, et d'autre part parce que le message n'avait rien à voir avec le produit. Le juge avait-il lu Aristote ? En tout cas, il savait, en homme de la loi démocratique, que plaider hors de la cause est condamnable sur le fond parce que cela touche à un principe essentiel. A l'aune du « plaider hors de la cause» , beaucoup de publicités aujourd'hui ne passent pas l'examen de la démocratie. Il est vrai, que, comme ses juges sont issus de la profession elle-même et qu'ils « vérifient » assez peu, les auteurs de tels débordements n'ont rien à craindre pour l'instant.

Philippe Breton, Le Monde, 23 mars 2004.