L'épreuve de 1998

Liste des extraits

TEXTE N° 1

Le vent est plein de ce mystère (1). De même la mer. Elle aussi est compliquée  sous ses vagues d'eau, qu'on voit, elle a ses vagues de forces, qu'on ne voit pas. Elle se compose de tout. De tous les pêle-mêle, l'océan est le plus indivisible et le plus profond.

Essayez de vous rendre compte de ce chaos, si énorme qu'il aboutit au niveau. Il est le récipient universel, réservoir pour les fécondations, creuset pour les transformations. Il amasse, puis disperse  il accumule, puis ensemence  il dévore, puis crée. Il reçoit tous les égouts de la terre, et il les thésaurise. Il est solide dans la banquise, liquide dans le flot, fluide dans la nuée, invisible dans le vent, impalpable dans l'effluve. Comme matière il est masse, et comme force il est abstraction. Il égalise et marie les phénomènes. Il se simplifie par l'infini dans la combinaison. C'est à force de mélange et de trouble qu'il arrive à la transparence. La diversité soluble se fond dans son unité. Il a tant d'éléments qu'il est l'identité. Une de ses gouttes, c'est tout lui. Parce qu'il est plein de tempêtes, il devient l'équilibre. Platon voyait danser les sphères  chose étrange à dire, mais réelle, dans la colossale évolution terrestre autour du soleil, l'océan, avec son flux et reflux, est le balancier du globe.

Dans un phénomène de la mer, tous les phénomènes sont présents. La mer est aspirée par le tourbillon comme par un siphon, un orage est un corps de pompe  la foudre vient de l'eau comme de l'air  dans les navires on sent de sourdes secousses, puis une odeur de soufre sort du puits des chaînes. L'océan bout. Le diable à mis la mer dans sa chaudière, disait Ruyter (2). En de certaines tempêtes qui caractérisent le remous des saisons et les entrées en équilibre des forces génésiaques, les navires battus de l'écume semblent exsuder une lueur, et des flammèches de phosphore courent sur les cordages, si mêlées à la manœuvre que les matelots tendent la main et tâchent de prendre au vol ces oiseaux de feu. Après le tremblement de terre de Lisbonne, une haleine de fournaise poussa vers la ville une lame de soixante pieds de hauteur. L'oscillation océanique se lie à la trépidation terrestre.

Ces énergies incommensurables rendent possibles tous les cataclysmes. A la fin de 1864, à cent lieues des côtes de Malabar, une des îles Maldives a sombré. Elle a coulé à fond comme un navire. Les pêcheurs partis le matin n'ont rien retrouvé le soir  à peine ont-ils pu distinguer vaguement leurs villages sous la mer, et cette fois ce sont les barques qui ont assisté au naufrage des maisons.

En Europe où il semble que la nature se sente contrainte au respect de la civilisation, de tels événements sont rares jusqu'à l'impossibilité présumable. Pourtant Jersey et Guernesey ont fait partie de la Gaule  et, au moment où nous. écrivons ces lignes, un coup d'équinoxe vient de démolir sur la frontière d'Angleterre et d'Écosse la falaise Première des Quatre, First of the Fourth. [...]

Quand la mer veut, elle est gaie. Aucune joie n'a l'apparence radieuse de la mer. L'océan est un épanouissement. Rien ne lui fait ombre, que le nuage, et cette ombre, d'un souffle à la chasse. À ne voir que la surface, l'océan c'est la liberté  c'est aussi l'égalité. Sur ce niveau tous les rayonnements sont à l'aise. L'hilarité grandiose du ciel clair s'y étale. La mer tranquille, c'est une fête. Pas d'appel de sirène qui soit plus doux et plus charmant. Pas de marin qui ne soit tenté de partir. Rien n'égale cette sérénité, et toute l'immensité n'est qu'une caresse, et le flot soupire, et le récif chante, et l'algue baise le rocher, et les gabiers, les mouettes et les pintails volent, et les molles prairies de mer ondulent de lame en lame, et sous les nids d'alcyons l'eau semble une nourrice, la vague semble une berceuse, pendant que le soleil couvre d'une éclatante épaisseur de lumière ces formidables hypocrisies du gouffre.

Les apparences marines sont fugaces à tel point que, pour qui l'observe longtemps, l'aspect de la mer devient purement métaphysique  cette brutalité dégénère en abstraction. C'est une quantité qui se décompose et se recompose. Cette quantité est dilatable  l'infini y tient. Le calcul est, comme la mer, un ondoiement sans arrêt possible. La vague est vaine comme le chiffre. Elle a besoin, elle aussi, d'un coefficient inerte. Elle vaut par l'écueil comme le chiffre par le zéro. Les flots ont comme les chiffres une transparence qui laisse apercevoir sous eux des profondeurs. Ils se dérobent, s'effacent, se reconstruisent, n'existent point par eux-mêmes, attendent qu'on se serve d'eux, se multiplient à perte de vue dans l'obscurité, sont toujours là. Rien, comme la vue de l'eau, ne donne la vision des nombres.

Sur cette rêverie plane l'ouragan.

On est réveillé de l'abstraction par la tempête.

Victor HUGO, Les Travailleurs de la mer, 1866.

(1) Hugo conclut le paragraphe précédent, où il parle des vents, par cette formule : « On sent dans tous ces faits la pression du mystère électrique. »

(2) Michael Adriaanszon de Ruyter (1607–1676), célèbre amiral néerlandais.

TEXTE N° 2

Chacun sent bien qu'un paysage parle à l'esprit et impose immédiatement de fortes idées, j'entends autre chose que des projets et des passions. Mais c'est une sorte d'énigme aussi que la paix des champs. Peut-être la comprendrons-nous mieux par son contraire, par le péril remuant de la mer. Ici ce n'est plus le profond travail des saisons, ni le lent miracle du printemps, mais plutôt une vie continuellement brassée, sans saisons. Ici l'entreprise est d'une journée, ou même d'une heure, souvent d'un instant. Quand le passage est franchi, nul n'y songe plus. Chaque risée, chaque vague veulent une manœuvre prompte, exactement réglée sur l'événement. Mais aussi toutes les forces sont au jour. Les découpures du rivage et l'exacte bordure de l'eau représentent à chaque instant les limites et la loi de ces balancements sans mémoire. Deux pas de plus, et la mer ne peut rien  le port marque la fin de toute aventure. L'homme est donc jeté, de cette bordure, en des actions serrées et difficiles, mais qui ont un terme. Il met son butin en lieu sûr, et se retire de cette nature mouvante. L'escale est un temps de préparatifs, de réparation, de réflexion. La tempête d'aujourd'hui ne fait rien à la récolte de demain l'homme est donc assez riche dès qu'il est sauf. D'où un genre de travail, un genre d'audace, un genre aussi de paresse. La famille se trouve associée à certains travaux, mais non aux plus rudes. L'étroite coque du bateau enferme une autre société, une politique d'égaux, et sans respect, sous l'autorité du plus habile. De toute façon l'homme de mer ose beaucoup, compte sur lui-même et n'accuse point les forces. Toujours au guet dans un monde mouvant, toujours rompant la coutume. Le sillon qu'il creuse se referme derrière lui. La mer est toujours jeune, toujours vierge, et tout est toujours à recommencer. Mais aussi on peut toujours recommencer. L'idée du mauvais sort, toujours naturelle à l'homme, doit périr sur ces rivages découpés où le risque s'étale et se développe assez, pour qu'on n'aille point supposer encore d'autres forces. L'homme connaît ici ses limites, mais sa puissance aussi. L'unité se montre, par la masse mouvante, et par la pesanteur qui a toujours raison. Cette immense balance est juste elle pèse le navire à chaque instant  le pied du marin ne cesse pas de sentir, dans l'action, cette force redoutable, mais qui n'est jamais perfide. Et, comme on ne cessé de voir que cette masse fluide est divisée et hors d'elle-même, on ne la rassemble point en une âme imaginaire. La vague vient de loin, mais finalement se vide de son apparence en de petits ruisselets. L'immensité des causes n'empêche pas qu'on limite les effets et que l'on s'en garde. Aussi l'on peut penser que l'esprit d'oser et d'inventer, d'après la liaison, la continuité, le balancement de toutes choses, a pris terre par les anses et les criques, remontant les fleuves comme font les saumons. Celui qui voudra comparer l'immense et massive Asie à la petite Europe, presqu'île dentelée, comprendra bien des choses. Les Muses d'Ionie et de Sicile chantent pour toute la terre.

Il est plus aisé de comprendre le mouvement que de comprendre le repos. L'immobile est l'énigme. Le solide garde l'empreinte et la forme. En quoi à nous trompe, car tout s'use  mais cet imperceptible changement étonne sans instruire, à la manière des réactions chimiques. La physique est maritime, mais la chimie est paysanne. Les choses offrent alors en leur surface les propriétés préparées dans leur intérieur. Elles ne s'étaient point comme des vagues. Tout est muré et séparé. Chaque petit système, fossé, mur, colline, ravin, semble indépendant des autres. Les ruissellements du ciel glissent sur ces visages, mais ne les changent guère pendant une vie d'homme. Chaque partie du continent semble ignorer les autres, et exister pour soi et par soi. Toute chose cache d'autres choses et se cache elle-même, comme on voit dans un bois, où chaque pas découvre un monde nouveau, et recouvre celui qu'on tenait. L'homme ne sait jamais où il va. D'où le prix des signes humains, vestiges, sentiers, tisons éteints, ossements, tombeaux, qui sont comme une écriture  au lieu qu'on n!écrit rien sur la mer  il faut que l'homme s'y dirige d'après ses propres idées. N'importe quel marin qui rentre au port a les yeux fixés au loin, sur le clocher ou sur le phare, et méprise les signes plus proches et plus émouvants. Au contraire le terrien marche toujours dans les pas de l'homme et pense selon l'action d'autrui.

ALAIN, Entretiens au bord de la mer, 1931.

TEXTE N° 3

Ciel et Mer sont les objets inséparables du plus vaste regard  les plus simples, les plus libres en apparence, les plus changeants dans l'entière étendue de leur immense unité  et toutefois les plus semblables à eux-mêmes, les plus visiblement astreints à reprendre les mêmes états de calme et de tourment, de trouble et de limpidité.

Oisif, au bord de la mer, si l'on tente de déchiffrer ce qui naît en nous devant elle quand, le sel sur les lèvres, et l'oreille flattée ou heurtée de la rumeur ou des éclats des eaux, on veut répondre à cette présence toute-puissante, on se trouve des pensées ébauchées, des lambeaux de poèmes, des fantômes d'actions, des espoirs, des menaces  toute une confusion de velléités excitées et d'images agitées par cette grandeur qui s'offre, qui se défend  qui appelle par sa surface et effraie par ses profondeurs, l'entreprise.

C'est pourquoi il n'est point de chose insensible qui ait été plus abondamment et plus naturellement personnifiée que la mer. On la dit bonne, mauvaise, perfide, capricieuse, triste, folle, ou furieuse ou clémente  on lui donne les contradictions, les sursauts, les sommeils d'un être vivant. Il est presque impossible à l'esprit de ne pas animer naïvement ce grand corps liquide sur lequel les actions concurrentes de la terre, de la lune, du soleil et de l'air composent leurs effets. L'idée du caractère fantasque et violemment volontaire que les anciens prêtaient à leurs divinités, et nous-mêmes parfois attribuons aux femmes, s'impose assez à qui voisine avec la mer. Une tempête s'improvise en deux heures. Un banc de brume se condense ou se dissipe par magie.

Deux autres idées, trop simples, et comme toutes nues, naissent encore de l'onde et de l'esprit.

L'une, de fuir ; fuir pour fuir, idée qu'engendre une étrange impulsion d'horizon, un élan virtuel vers le large, une sorte de passion ou d'instinct aveugle du départ. L'âcre odeur de la mer, le vent salé qui nous donne la sensation de respirer de l'étendue, la confusion colorée et mouvementée des ports communiquent une inquiétude merveilleuse. Les poètes modernes, de Keats à Mallarmé, de Baudelaire à Rimbaud, abondent en vers impatients qui pressent l'être et l'ébranlent, comme la brise fraîche à travers les gréements sollicite les navires au mouillage.

L'autre idée est peut-être cause profonde de la première. On ne peut vouloir fuir que ce qui recommence. La redite infinie, la répétition toute brute et obstinée, le choc monotone et la reprise identique des ondes de la houle qui sonnent sans répit contre les bornes de la mer, inspirent à l'âme fatiguée de prévoir leur invincible rythme, la notion tout absurde de l'Éternel Retour. Mais dans le monde des idées, l'absurdité ne gêne pas la puissance : la puissante et insupportable impression d'un éternel recommencement se change en désir furieux de rompre le cycle toujours futur, irrite une soif d'écume inconnue, de temps vierge et d'événements infiniment variés...

Pour moi je me résume tout cet enchantement de la mer en me disant qu'elle ne cesse de montrer le possible à mes yeux. Que d'heures j'ai consumées à la regarder sans la voir, ou à l'observer sans parole intérieure ! Tantôt, je n'en reçois qu'une image universelle  chaque vague me semble toute une vie. Tantôt, je ne vois plus que ce que l'œil naïvement éprouve, et qui n'a point de nom. Comment se détacher de tels regards ? — Qui peut échapper aux prestiges de la vivante inertie de la masse des eaux ? Elle joue de la transparence et des reflets, du repos et du mouvement, de la paix et de la tourmente  dispose et développe devant l'homme, en figures fluides, la loi et le hasard, le désordre et la période  offre la voie ou barre le chemin.

Une rêverie à demi savante, à demi puérile, brouille, élucide, combine à propos de la mer quantité de souvenirs ou d'épaves spirituelles de divers ordres et de divers âges : lectures de l'enfance, souvenirs de voyages, éléments de navigation, fragments de connaissances exactes...

Nous savons quelquefois que cette immense mer agit comme un frein sur le globe, en ralentit la rotation. Elle est au géologue le gisement d'une roche liquide qui tient en suspension des atomes de tous les corps de la planète. Parfois l'esprit se risque dans la profondeur. Il en ressent la pression croissante  il en invente l'épaisseur de plus en plus ténébreuse. Il y trouve des flux d'eau plus pure, ou plus tiède, ou plus froide  des fleuves intestins qui circulent et se ferment sur eux-mêmes dans la masse  qui se divisent et se renouent, effleurent les continents, transportent le chaud vers le froid, rapportent le froid vers le chaud, fondent les carènes de glace des blocs qui s'arrachent des banquises polaires, - introduisant une sorte d'échanges, analogues à ceux de la vie, dans la plénitude et la substance continue de l'eau inerte.

Ce grand calme, d'ailleurs, est ému assez fréquemment par les vibrations très rapides, plus promptes que le son, qu'y excitent les accidents sous-jacents, les brusques déformations du support de la mer. L'onde sourde se propageant d'une extrémité à l'autre d'un océan, se heurte tout à coup au socle monstrueux des terres émergées, assaille, écrase, dévaste les plates-formes populeuses, ruine les cultures, les demeures et toute vie.

Où est l'homme qui n'a pas exploré en esprit la nature abyssale ? Comme il est des sites célèbres qu'il faut que tout voyageur ait visités, il est des lieux de fantaisie et des états imaginables qui se forment dans toutes les têtes, et y répondent ingénument à une même et irrésistible curiosité.

Nous sommes tous poètes comme des enfants quand nous songeons au fond de la mer, et nous nous y perdons avec délice. Nous nous créons, à chaque pas imaginaire, l'aventure et le théâtre. Jules Verne est le Virgile qui guide les jeunes dans ces Enfers.

Pentes, plaines, forêts, volcans, fosses désertes, églises de corail aux bras semi-vivants, peuplades lumineuses, buissons tentaculaires, créatures spirales et nuages écaillés, - tous ces paysages impénétrables et probables nous sont des paysages familiers. Nous circulons, scaphandres, dans ces ombres colorées que chargent des cieux liquides où passent par moments, comme les mauvais anges de la mer, les formes lourdes et promptes de squales en croisière.

Sur le roc ou dans la vase, sur un lit de coquilles ou de plantes, parfois vient doucement, mollement se poser, se coucher, au bout d'une lente descente, l'énorme coque d'un navire qui a bu. Là, sous deux mille mètres, un Titanic enferme un recueil très complet du matériel de notre civilisation : les engins, les bijoux, les modes de tel jour...

Paul VALÉRY, « Regards sur la mer » (1930), Pièces sur l'art, 1938.

TEXTE N° 4

La mer. Il faut essayer de l'imaginer, de la voir avec le regard d'un homme de jadis comme une limite, une barrière étendue jusqu'à l'horizon, comme une immensité obsédante, omniprésente, merveilleuse, énigmatique. Jusqu'à hier, jusqu'à la vapeur dont les premiers records de vitesse semblent aujourd'hui dérisoires — neuf jours de traversée, en février 1852, entre Marseille et Le Pirée —, la mer est restée immense, à la mesure ancienne de la voile et de navires sans fin à la merci des caprices du vent, auxquels il fallait deux mois pour aller de Gibraltar à Istanbul, une semaine au moins, souvent deux, de Marseille à Alger.

Depuis lors, la Méditerranée s'est rétrécie, chaque jour un peu plus, étrange peau de chagrin ! Et de nos jours, l'avion la traverse, du nord au sud, en moins d'une heure.

De cette vision, qui fait de la Méditerranée actuelle un lac, l'historien doit se déprendre coûte que coûte. Comme il s'agit de surfaces, n'oublions pas que la Méditerranée d'Auguste et d'Antoine, ou celle des croisades, ou même celle des flottes de Philippe II, c'est cent fois, mille fois les dimensions que nous révèlent nos voyages à travers l'espace aérien ou marin d'aujourd'hui. Parler de la Méditerranée de l'histoire, c'est donc — premier soin et souci constant — lui rendre ses vraies dimensions, l'imaginer dans un vêtement démesuré. A elle seule, elle était jadis un univers, une planète. [...]

La mer ajoute beaucoup aux ressources du pays méditerranéen, mais elle ne lui assure pas l'abondance quotidienne. Sans doute, dès qu'il y a eu des hommes sur ses rivages, en fait dès les débuts mêmes de la préhistoire à travers le Vieux Monde, la pêche a fourni sa contribution de « frutti di mare », elle est une industrie aussi vieille que le monde est monde. [...]

Mais la mer, c'est autre chose qu'un réservoir nourricier  c'est aussi, et avant tout, une « surface de transport », une surface utile, sinon parfaite. Le navire, la route marine, le port tôt équipé, la ville marchande sont des outils au service des cités, des États, des économies méditerranéennes - les outils de leurs échanges et, par suite, de leur richesse.

Évidemment, avant de devenir un lien, la mer a été longtemps un obstacle. Une navigation digne de ce nom n'a guère commencé avant la seconde moitié du IIIe millénaire, avec les navigations égyptiennes vers Byblos ou, mieux encore, avec l'essor, au IIe millénaire, des voiliers des Cyclades, munis de voiles, de rames, d'un éperon et surtout d'une quille qui les enracine en quelque sorte dans l'eau de la mer (contrairement aux bateaux à fond plat qui suivaient la côte entre Byblos et l'Égypte).

Longtemps la navigation est restée prudente, menée d'un point à un point proche, le but à atteindre étant visible dès le départ. Une navigation qui colle au rivage, fil conducteur par excellence, et au début ne se hasarde que de jour : on allait d'une plage à la plage prochaine  le soir venu, le bateau était tiré sur le sable.

Ce cabotage, qui lentement s'améliore, se développe et grossit ses effectifs, représentera longtemps l'essentiel des activités maritimes de transport. Des cortèges de barques assurent des Raisons utiles encore au XVIIIe siècle par exemple de Naples à Gênes, ou de Gênes en Provence, ou du Languedoc à Barcelone, etc. Les petits vapeurs grecs qui s'essoufflent entre les îles de l'Égée, aujourd'hui, parlent à leur façon de ces temps très anciens. Avec eux, ce qui triomphe, c'est le voyage à courte distance. Comme la Méditerranée est une succession, un complexe de mers, comme elle se divise en surfaces autonomes, aux horizons limités, en bassins compartimentés, elle s'accommode particulièrement bien de cette navigation casanière. Pour les marins raisonnables, donc pour la plupart d'entre eux, à n'était que rarement question de sortir de leur mer familière, de ses trafics connus, de la « Méditerranée » particulière dont fis connaissaient les détours, les courants, les littoraux, les abris, les régularités comme les sautes du vent. Le proverbe grec ne dit-il pas : « Celui qui dépasse le cap Malée abandonne sa patrie » ? Le cap Malée, c'est-à-dire au sud de Péloponnèse, à sa porte occidentale, le dernier repère avant les espaces sans limites de l'Ouest.

Si le marin se contente de cet univers borné, c'est sans doute qu'il suffit à des besoins d'échanges limités. Mais c'est aussi que la mer effraie, qu'elle est danger, surprise, péril brusque, même sur des chemins familiers. Les cérémonies religieuses, qui se sont maintenues jusqu'à nous dans de si nombreux ports de Méditerranée, sont des incantations sans fin répétées contre les caprices des tourmentes et des tempêtes. Les ex-voto de marins sauvés du péril disent cette crainte au cœur des hommes qui jamais ne s'abandonnent de gaieté de cœur à la perfidie des ondes. C'est à la Vierge Marie, « Maris Stella », Étoile de la Mer, que les marins d'Occident recommandent leurs cargaisons et, plus encore, leurs corps et leurs âmes.

Ce qui dit au mieux cette crainte au cœur des hommes, c'est leur très longue répugnance à se lancer vers le large, à naviguer en droiture. Ils s'y habitueront lentement et exceptionnellement, seulement sur des itinéraires reconnus à l'avance et pratiqués avec une certaine régularité. Se lancer dans l'inconnu, c'était une tout autre affaire.

Fernand BRAUDEL, La Méditerranée. Espace et histoire, 1977.