L'épreuve de 1997

Liste des extraits

TEXTE N° 1

Pour prévenir autant qu'il est possible les malentendus, toujours à redouter lorsque le débat porte sur quelque chose d'aussi flou et mouvant qu'une croyance, précisons le contenu de cette croyance aux « dons » intellectuels. Je le résume ainsi : il est écrit héréditairement dans le cerveau d'un enfant qu'il sera bête ou intelligent, apte ou inapte à telle activité intellectuelle ou à telle autre. Pour rappeler des exemples classiques, c'est la croyance à la « bosse des maths » ou au « don des langues  », voire, plus familièrement encore, la croyance aux « grosses têtes » et aux «  cervelles d'oiseau » [...].

Le terreau sur lequel pousse et repousse sans cesse largement la croyance aux « dons », c'est l'expérience massive des échecs de l'éducation d'où se dégage avec force l'illusion que chacun posséderait, héréditairement et irrévocablement, une quantité et une qualité définies d'intelligence. Or, il ne suffit pas encore de montrer que le constat d'échec, fût-il exprimé dans le langage numérique des résultats d'un test, n'est rien d'autre qu'un constat, et ne nous donne par lui-même ni la possibilité de déterminer les causes réelles de l'échec ni le droit d'affirmer qu'il est définitif — il faut aussi se demander, plus profondément, jusqu'à quel point nous sommes en présence d'une « inintelligence  » — autrement dit, et c'est primordial, ce que peut bien signifier en fin de compte le mot « inintelligence ». Or, de quelque façon qu'on retourne la question, on sera obligé de convenir que l'intelligence est une certaine manière de faire quelque chose, d'effectuer certaines tāches, de résoudre certains problèmes. En d'autres termes, qu'on y songe, cela n'a absolument aucun sens de la concevoir comme une « faculté » en soi, qui existerait quelque part dans l'individu en quantité et qualité déterminées, indépendamment des actes dans lesquels elle se manifeste. L'intelligence, c'est un aspect de l'activité de l'homme, de sorte qu'elle ne peut être conçue comme une chose, une substance, une faculté, mais comme un rapport — un rapport entre l'individu et son monde social [...].

Mais s'il en est ainsi, on s'aperçoit aussitôt que tout échec d'un enfant au cours de son éducation, bien loin d'être une indication sur lui seul — il « manque de don » — est du même coup une indication sur la tāche proposée, ou imposée, sur le système éducatif qui définit cette tāche, sur le monde social qui sous-tend ce système éducatif. L'échec est une indication sur le rapport entre l'individu et la société, et l'on ne voit pas pourquoi il devrait, avant le moindre examen, être considéré comme l'échec de l'individu plutôt que comme l'échec de la société.

Ainsi par exemple on entend souvent dire d'un élève qu'il n'est absolument pas « doué » parce qu'il se révèle inapte aux études secondaires. Mais, sans même soulever pour le moment la question de savoir dans quelles conditions sociales il a — ou n'a pas — été préparé à ce genre de travail, ne faudrait-il pas se demander aussi pourquoi les études secondaires telles qu'elles vont— telles qu'elles ne vont pas — dans la France d'aujourd'hui sont inaptes à développer l'intelligence de cet individu ? Pourquoi l'échec scolaire devrait-il être considéré comme l'échec de l'élève et non comme l'échec de l'école, c'est-à-dire de la société et de la politique qui font de l'école française ce qu'elle est aujourd'hui ?

Lucien Sève, L'Échec scolaire,
Groupe français d'Éducation nouvelle,
éditions sociales, 1974.

TEXTE N° 2

Chez l'enfant, nous le constatons chaque jour, il faut assurer de bonnes conditions d'hygiène et d'alimentation pour qu'il grandisse comme il convient ; il faut stimuler son intelligence pour qu'elle se développe. L'enfant a besoin du contact parental, et notamment maternel, pour que simultanément ses sentiments d'affection, l'affectivité de son intelligence se développent au moment voulu et atteignent le plus haut degré que lui permet son hérédité. Nous savons bien qu'une stimulation constante est indispensable. Les gestes de la mère, ses caresses, ses paroles et ses chants, son regard, stimulent tout à la fois la tendresse et l'intelligence du nourrisson ; s'il est abandonné, il deviendra triste, peu actif, et aucune de ces activités intellectuelles ne prendra l'élan nécessaire ; l'effet nocif de cet abandon devient au bout d'un certain temps définitif. Ce qui n'a pas été réalisé à un certain āge ne le sera plus jamais.

C'est que, en effet, l'exécution du programme génétique exige la stimulation de l'environnement ; faute d'un perpétuel exercice, les centres nerveux mûrissent mal, et par la suite leur fonctionnement reste imparfait. Chaque jour nous démontre l'intimité du lien qui unit l'inné et l'acquis. On peut par la façon dont on élèvera l'enfant favoriser les tendances innées ou, au contraire, briser leur élan. Le rôle de la famille dès le début de la vie et tout au long est donc indispensable.

Qu'on cherche très tôt à connaître son enfant, à favoriser ses bons instincts et à limiter les effets fācheux de ceux qui sont moins favorables, comme l'agressivité par exemple. Cette tāche est nécessaire, elle doit être accomplie tous les jours et à tous moments, avant l'école et pendant la vie scolaire. Elle justifie la nécessité de la vie familiale.

Robert Debré, « L'Enfant : comment lui donner toutes ses chances »,
in Le Figaro, 28 avril 1978.

TEXTE N° 3

Toute société sécrète des élites, c'est-à-dire des milieux de responsables unis par un réseau de rapports de coopération et de rivalité, et capables d'écarter ou au moins de restreindre la compétition grāce à un ensemble de protections et de complicités. Les libéraux peuvent bien rêver d'un marché parfaitement transparent des talents, et les autogestionnaires de la suppression de toute hiérarchie : aucune société n'a jamais réussi encore à vivre sans élite. Comme dans tant d'autres domaines de l'organisation sociale, il n'y a pas de solution idéale. Aucun système humain complexe ne peut renoncer à la spécialisation des rôles d'experts et de dirigeants. Certains de ceux qui occupent ces rôles peuvent parfois trouver intérêt, en tant qu'individus, à maintenir une compétition ouverte. Mais, si un groupe suffisamment cohérent se constitue, la tendance à l'accaparement et à la restriction de l'accès deviendra irrésistible. Dans nos sociétés, les barrières de castes sociales ont en grande partie cédé, mais le contrôle de l'accès par les diplômes et les concours a pris leur place ; il est devenu pour les groupes élitaires un moyen de se protéger contre la concurrence et, pour la société, un obstacle à l'évolution. Cependant, si l'existence d'une élite semble constante à travers les systèmes sociaux, il n'en reste pas moins une grande différence entre une société fondée sur l'existence d'élites très étroites, même recrutées de façon égalitaire, et une société dans laquelle des élites plus nombreuses et plus ouvertes sont capables d'accueillir assez largement les talents nouveaux.

En France aujourd'hui, dans le monde administratif et dans de très larges domaines d'activité qui lui sont directement liés, nous connaissons malgré certaines apparences, une situation extrêmement restrictive. Tous les postes sont d'une certaine façon ouverts aux talents, de façon égalitaire. L'honnêteté des concours est très largement reconnue. Pourtant les phénomènes d'accaparement qu'on pourrait croire éliminés se retrouvent, au moins aussi forts, sous une autre forme : par la constitution de très petits groupes disposant, du fait de l'organisation de la sélection, d'un quasi-monopole sur un certain nombre de postes. Certes, il ne s'agit plus ici de castes sociales, mais ces groupes artificiels constitués par la procédure de sélection elle-même — corps de l'Inspection des Finances, corps des Mines, par exemple — se comportent de la même façon restrictive. L'administration française se caractérise par le fait que la plupart de ses postes de direction sont pratiquement réservés aux anciens élèves de deux grandes écoles : Polytechnique et l'E.N.A. Mais la sortie a permis d'entrer dans un corps administratif ou technique prestigieux : une hiérarchie à peine informelle distingue les membres des grands corps de ceux de corps moins prestigieux. Les compétences spécialisées de chaque corps, mais aussi leur histoire et leur organisation, introduisent une répartition des postes qui restreint encore la concurrence.

Michel Crozier, On ne change pas la société par décret,
Grasset, 1979.

TEXTE N° 4

Le décalage entre les aspirations que le système d'enseignement produit et les chances qu'il offre réellement est, dans une phase d'inflation des titres, un fait de structure qui affecte, à des degrés différents selon la rareté de leurs titres et selon leur origine sociale, l'ensemble des membres d'une génération scolaire. Les classes nouvellement venues à l'enseignement secondaire sont portées à en attendre, par le seul fait d'y avoir accès, ce qu'il procurait au temps où elles en étaient pratiquement exclues. Ces aspirations qui, en un autre temps et pour un autre public, étaient parfaitement réalistes, puisqu'elles correspondaient à des chances objectives sont souvent démenties, plus ou moins rapidement, par les verdicts du marché scolaire ou du marché du travail. Le moindre paradoxe de ce que l'on appelle la « démocratisation scolaire » n'est pas qu'il aura fallu que les classes populaires, qui jusque-là n'en pensaient pas grand-chose ou acceptaient sans trop savoir l'idéologie de l'« école libératrice », passent par l'enseignement secondaire pour découvrir, à travers la relégation et l'élimination, l'école conservatrice. La désillusion collective qui résulte du décalage structural entre les aspirations et les chances, entre l'identité sociale que le système d'enseignement semble promettre ou celle qu'il propose à titre provisoire et l'identité sociale qu'offre réellement, au sortir de l'école, le marché du travail, est au principe de la désaffection à l'égard du travail et des manifestations du refus de la finitude sociale, qui est à la racine de toutes les fuites et de tous les refus constitutifs de la « contre-culture » adolescente. Sans doute cette discordance — et le désenchantement qui s'y engendre — revêt-elle des formes objectivement et subjectivement différentes selon les classes sociales. C'est ainsi que, pour les enfants de la classe ouvrière, le passage par l'enseignement secondaire et par le statut ambigu d'« étudiant » provisoirement affranchi des nécessités du monde du travail a pour effet d'introduire des ratés dans la dialectique des aspirations et des chances qui portait à accepter, parfois avec empressement (tels ces fils de mineurs qui identifiaient leur entrée dans le statut d'homme adulte avec la descente à la mine), presque toujours comme allant de soi, le destin social. Le malaise dans le travail que ressentent et expriment de manière particulièrement vive les victimes les plus évidentes du déclassement, comme ces bacheliers condamnés à un rôle d'O.S. ou de facteur, est, d'une certaine façon, commun à toute une génération ; et s'il s'exprime dans des formes de lutte, de revendication ou d'évasion insolites, souvent mal comprises par les organisations traditionnelles de lutte syndicale ou politique, c'est qu'il a pour enjeu plus et autre chose que le poste de travail, la « situation », comme on disait autrefois. Profondément mis en question, dans leur identité sociale, dans leur image d'eux-mêmes, par un système scolaire et un système social qui les ont payés en monnaie de singe, ils ne peuvent restaurer leur intégrité personnelle et sociale qu'en opposant à ces verdicts un refus global.

Pierre BOURDIEU, La distinction, critique sociale du jugement,
éditions de Minuit, 1979.