L'épreuve de 1996

Liste des extraits

TEXTE N° 1

Mais sans doute l'identification du bonheur et du Souverain Bien apparaît-elle comme une chose sur laquelle tout le monde est d'accord ; ce qu'on désire encore, c'est que nous disions plus clairement quelle est la nature du bonheur. Peut-être pourrait-on y arriver si on déterminait la fonction de l'homme. De même, en effet, que dans le cas d'un joueur de flûte, d'un statuaire, ou d'un artiste quelconque, et en général pour tous ceux qui ont une fonction ou une activité déterminée, c'est dans la fonction que réside, selon l'opinion courante, le bien, le « réussi », on peut penser qu'il en est ainsi pour l'homme, s'il est vrai qu'il y ait une certaine fonction spéciale à l'homme. Serait-il possible qu'un charpentier ou un cordonnier aient une fonction et une activité à exercer, mais que l'homme n'en ait aucune et que la nature l'ait dispensé de toute œuvre à accomplir ? Ou bien encore, de même qu'un œil, une main, un pied et, d'une manière générale, chaque partie d'un corps, a manifestement une certaine fonction à remplir, ne doit-on pas admettre que l'homme a, lui aussi, en dehors de toutes ces activités particulières, une fonction déterminée ? Mais alors en quoi peut-elle consister ? Le simple fait de vivre (1) est, de toute évidence, une chose que l'homme partage en commun même avec les végétaux ; or ce que nous recherchons, c'est ce qui est propre à l'homme. Nous devons donc laisser de côté la vie de nutrition et la vie de croissance. Viendrait ensuite la vie sensitive (2), mais celle-là encore apparaît commune avec le cheval, le bœuf et tous les animaux. Reste donc une certaine vie pratique de la partie rationnelle de l'âme, partie qui peut être envisagée, d'une part, au sens où elle est soumise à la raison, et, d'autre part, au sens où elle possède la raison et l'exercice de la pensée. L'expression « vie rationnelle » étant ainsi prise en un double sens, nous devons établir qu'il s'agit ici de la vie selon le point de vue de l'exercice, car c'est cette vie-là qui paraît bien donner au terme son sens le plus plein. Or s'il y a une fonction de l'homme consistant dans une activité de l'âme conforme à la raison, ou qui n'existe pas sans la raison, et si nous disons que cette fonction est génériquement la même dans un individu quelconque et dans un individu de mérite (ainsi, dans un cithariste et dans un bon cithariste, et ceci est vrai, d'une manière absolue, dans tous les cas), l'excellence due au mérite s'ajoutant à la fonction (car la fonction du cithariste est de jouer de la cithare, et celle du bon cithariste d'en bien jouer) ; s'il en est ainsi ; si nous posons que la fonction de l'homme consiste dans un certain genre de vie, c'est-à-dire dans une activité de l'âme et dans des actions accompagnées de raison ; si la fonction d'un homme vertueux est d'accomplir cette tâche, et de l'accomplir bien et avec succès, chaque chose au surplus étant bien accomplie quand elle l'est selon l'excellence qui lui est propre: - dans ces conditions, c'est donc que le bien pour l'homme consiste dans une activité de l'âme en accord avec la vertu, et, au cas de pluralité de vertus, en accord avec la plus excellente et la plus parfaite d'entre elles. Mais il faut ajouter: « et cela dans une vie accomplie jusqu'à son terme », car une hirondelle ne fait pas le printemps, ni non plus un seul jour: et ainsi la félicité et le bonheur ne sont pas davantage l'œuvre d'une seule journée, ni d'un bref espace de temps.

Aristote (384–322 av. J.-C.), Éthique à Nicomaque, Livre 1, chap. 6.

(1) Qui différencie les êtres vivants des corps inanimés.

(2) Qui différencie les animaux des plantes.

TEXTE N° 2

Bonheur se prend ici pour un état, une situation telle qu'on en désirerait la durée sans changement; et en cela le bonheur est différent du plaisir, qui n'est qu'un sentiment agréable, mais court et passager, et qui ne peut jamais être en état. La douleur aurait bien plutôt le privilège d'en pouvoir être un.

Tous les hommes se réunissent dans le désir d'être heureux. La nature nous a fait à tous une loi de notre propre bonheur. Tout ce qui n'est point bonheur nous est étranger : lui seul a un pouvoir marqué sur notre cœur ; nous y sommes tous entraînés par une pente rapide, par un charme puissant, par un attrait vainqueur; c'est une impression ineffaçable de la nature qui l'a gravé dans nos cœurs, il en est le charme et la perfection.

Les hommes se réunissent encore sur la nature du bonheur. Ils conviennent tous qu'il est le même que le plaisir, ou du moins qu'il doit au plaisir ce qu'il a de plus piquant et de plus délicieux. Un bonheur que le plaisir n'anime point par intervalles, et sur lequel il ne verse pas ses faveurs, est moins un vrai bonheur qu'un état et une situation tranquille: c'est un triste bonheur que celui-là. Si l'on nous laisse dans une indolence paresseuse, où notre activité n'ait rien à saisir, nous ne pouvons être heureux. Pour remplir nos désirs, il faut nous tirer de cet assoupissement où nous languissons ; il faut faire couler la joie jusqu'au plus intime de notre cœur, l'animer par des sentiments agréables, l'agiter par de douces secousses, lui imprimer des mouvements délicieux, l'enivrer des transports d'une volupté pure, que rien ne puisse altérer. Mais la condition humaine ne comporte point un tel état: tous les moments de notre vie ne peuvent être filés par les plaisirs. L'état le plus délicieux a beaucoup d'intervalles languissants. Après que la première vivacité du sentiment s'est éteinte, le mieux qui puisse lui arriver, c'est de devenir un état tranquille. Notre bonheur le plus parfait dans cette vie, n'est donc, comme nous l'avons dit au commencement de cet article, qu'un état tranquille, semé çà et là de quelques plaisirs qui en égaient le fond.

Ainsi la diversité des sentiments des philosophes sur le bonheur, regarde, non sa nature, mais sa cause efficiente. Leur opinion se réduit à celle d'Épicure, qui faisait consister essentiellement la félicité dans le plaisir. La possession des biens est le fondement de notre bonheur, mais ce n'est pas le bonheur même; car que serait-ce si les ayant en notre puissance, nous n'en avions pas le sentiment ? Ce fou d'Athènes qui croyait que tous les vaisseaux qui arrivaient au Pirée lui appartenaient, goûtait le bonheur des richesses sans les posséder; et peut-être que ceux à qui ces vaisseaux appartenaient véritablement, les possédaient sans en avoir de plaisir. Ainsi, lorsque Aristote fait consister la félicité dans la connaissance et dans l'amour du souverain bien, il a apparemment entendu définir le bonheur par ses fondements : autrement il se serait grossièrement trompé ; puisque, si vous sépariez le plaisir de cette connaissance et de cet amour, vous verriez qu'il vous faut encore quelque chose pour être heureux. Les Stoîciens, qui ont enseigné que le bonheur consistait dans la possession de la sagesse, n'ont pas été si insensés que de s'imaginer qu'il fallût séparer de l'idée du bonheur la satisfaction intérieure que cette sagesse leur inspirait. Leur joie venait de l'ivresse de leur âme, qui s'applaudissait d'une fermeté qu'elle n'avait point. Tous les hommes en général conviennent nécessairement de ce principe ; et je ne sais pourquoi il a plu à quelques auteurs de les mettre en opposition les uns avec les autres, tandis qu'il est constant qu'il n'y a jamais eu parmi eux une plus grande uniformité de sentiments que sur cet article. L'avare ne se repaît que de l'espérance de jouir de ses richesses, c'est-à-dire, de sentir le plaisir qu'il trouve à les posséder. Il est vrai qu'il n'en use point: mais c'est que son plaisir est de les conserver. Il se réduit au sentiment de leur possession, il se trouve heureux de cette façon ; et puisqu'il l'est, pourquoi lui contester son bonheur ? Chacun n'a-t-il pas droit d'être heureux, selon que son caprice en décidera ? L'ambitieux ne cherche les dignités que par le plaisir de se voir élevé au-dessus des autres. Le vindicatif ne se vengerait point, s'il n'espérait de trouver sa satisfaction dans la vengeance.

Il ne faut point opposer à cette maxime qui est certaine, la morale et la religion de J.-C. notre législateur et en même temps notre Dieu, lequel n'est point venu pour anéantir la nature, mais pour la perfectionner. Il ne nous fait point renoncer à l'amour du plaisir, et ne condamne point la vertu à être malheureuse ici-bas. Sa loi est pleine de charmes et d'attraits: elle est toute comprise dans l'amour de Dieu et du prochain. La source des plaisirs légitimes ne coule pas moins pour le Chrétien que pour l'homme profane — mais dans l'ordre de la grâce il est infiniment plus heureux par ce qu'il espère, que par ce qu'il possède. Le bonheur qu'il goûte ici-bas devient pour lui le germe d'un bonheur éternel. Ses plaisirs sont ceux de la modération, de la bienfaisance, de la tempérance, de la conscience ; plaisirs purs, nobles, spirituels, et fort supérieurs aux plaisirs des sens.

Un homme qui prétendrait tellement subtiliser la vertu qu'il ne lui laissât aucun sentiment de joie et de plaisir, ne ferait assurément que rebuter notre cœur. Telle est sa nature qu'il ne s'ouvre qu'au plaisir ; lui seul en sait manier tous les replis et en faire jouer les ressorts les plus secrets. Une vertu que n'accompagnerait pas le plaisir, pourrait bien avoir notre estime, mais non notre attachement. J'avoue qu'un même plaisir n'en est pas un pour tous ; les uns sont pour le plaisir grossier, et les autres pour le plaisir délicat ; les uns pour le plaisir vif, et les autres pour le plaisir durable ; les uns pour le plaisir des sens, et les autres pour le plaisir de l'esprit ; les uns enfin pour le plaisir du sentiment, et les autres pour le plaisir de la réflexion : mais tous sans exception sont pour le plaisir.

Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers,
article « Bonheur », 1751.

TEXTE N° 3

LE ROI S'ENNUIE

Il est bon d'avoir un peu de mal à vivre et de ne pas suivre une route tout unie. Je plains les rois s'ils n'ont qu'à désirer ; et les dieux, s'il y en a quelque part, doivent être un peu neurasthéniques. On dit que dans les temps passés ils prenaient forme de voyageurs et venaient frapper aux portes ; sans doute ils trouvaient un peu de bonheur à éprouver la faim, la soif et les passions de l'amour. Seulement, dès qu'ils pensaient un peu à leur puissance, ils se disaient que tout cela n'était qu'un jeu, et qu'ils pouvaient tuer leurs désirs s'ils le voulaient, en supprimant le temps et la distance. Tout compte fait ils s'ennuyaient ; ils ont dû se pendre ou se noyer, depuis ce temps-là ; ou bien ils dorment comme la belle au bois dormait. Le bonheur suppose sans doute toujours quelque inquiétude, quelque passion, une pointe de douleur qui nous éveille à nous-même.

Il est ordinaire que l'on ait plus de bonheur par l'imagination que par les biens réels. Cela vient de ce que, lorsque l'on a les biens réels, on croit que tout est dit, et l'on s'assied au lieu de courir. Il y a deux richesses ; celle qui laisse assis ennuie ; celle qui plaît est celle qui veut des projets encore et des travaux, comme est pour le paysan un champ qu'il convoitait et dont il est enfin le maître ; car c'est la puissance qui plaît, non point la puissance au repos, mais la puissance en action. L'homme qui ne fait rien n'aime rien. Apportez-lui des bonheurs tout faits, il détourne la tête comme un malade. Au reste, qui n'aime mieux faire la musique que l'entendre ? Le difficile est ce qui plaît. Aussi toutes les fois qu'il y a quelque obstacle sur la route, cela fouette le sang et ravive le feu. Qui voudrait d'une couronne olympique si on la gagnait sans peine ? Personne n'en voudrait. Qui voudrait jouer aux cartes sans risquer jamais de perdre ? Voici un vieux roi qui joue avec des courtisans ; quand il perd, il se met en colère, et les courtisans le savent bien ; depuis que les courtisans ont bien appris à jouer, le roi ne perd jamais. Aussi voyez comme il repousse les cartes. Il se lève, il monte à cheval ; il part pour la chasse ; mais c'est une chasse de roi, le gibier lui vient dans les jambes ; les chevreuils aussi sont courtisans.

J'ai connu plus d'un roi. C'étaient de petits rois, d'un petit royaume ; rois dans leur famille, trop aimés, trop flattés, trop choyés, trop bien servis. Ils n'avaient point le temps de désirer. Des yeux attentifs lisaient dans leur pensée. Eh bien, ces petits Jupiters voulaient malgré tout lancer la foudre ; ils inventaient des obstacles ; ils se forgeaient des désirs capricieux, changeaient comme un soleil de janvier, voulaient à tout prix vouloir, et tombaient de l'ennui dans l'extravagance. Que les dieux, s'ils ne sont pas morts d'ennui, ne vous donnent pas à gouverner de ces plats royaumes ; qu'ils vous conduisent par des chemins de montagnes ; qu'ils vous donnent pour compagne quelque bonne mule d'Andalousie, qui ait les yeux comme des puits, le front comme une enclume, et qui s'arrête tout à coup parce qu'elle voit sur la route l'ombre de ses oreilles.

Alain, Propos, 22 janvier 1908.

TEXTE N° 4

Pourquoi le mot idylle est-il si important pour Tereza (1) ?

Nous qui avons été élevés dans la mythologie de l'Ancien Testament, nous pourrions dire que l'idylle est l'image qui est restée en nous comme un souvenir du Paradis : La vie au Paradis ne ressemblait pas à la course en ligne droite qui nous mène dans l'inconnu, ce n'était pas une aventure. Elle se déplaçait en cercle entre des choses connues. Sa monotonie n'était pas ennui mais bonheur.

Tant que l'homme vivait à la campagne, au milieu de la nature, entouré d'animaux domestiques, dans l'étreinte des saisons et de leur répétition, il restait toujours avec lui ne serait-ce qu'un reflet de cette idylle paradisiaque. Aussi, le jour où Tereza rencontra dans la ville d'eaux le président de la coopérative, vit-elle surgir devant ses yeux l'image de la campagne (de la campagne où elle n'avait jamais vécu, qu'elle ne connaissait pas) et elle en fut ravie. C'était comme de regarder en arrière, en direction du Paradis.

Au Paradis, quand il se penchait sur la source, Adam ne savait pas encore que ce qu'il voyait, c'était lui. Il n'aurait pas compris Tereza qui, quand elle était petite, se plantait devant la glace et s'efforçait de voir son âme à travers son corps. Adam était comme Karénine (2). Souvent, pour s'amuser, Tereza le conduisait devant le miroir. Il n'y reconnaissait pas son image et la regardait d'un air distrait, avec une incroyable indifférence.

La comparaison entre Karénine et Adam m'amène à l'idée qu'au Paradis l'homme n'était pas encore l'homme. Plus exactement: l'homme n'était pas encore lancé sur la trajectoire de l'homme. Nous autres, nous y sommes lancés depuis longtemps et nous volons dans le vide du temps qui s'accomplit en ligne droite. Mais il existe encore en nous un mince cordon qui nous rattache au lointain Paradis brumeux où Adam se penchait sur la source et, à la différence de Narcisse, ne se doutait pas que cette pâle tache jaune qu'il y voyait paraître, c'était bien lui. La nostalgie du Paradis, c'est le désir de l'homme de ne pas être homme.

[...] Mais surtout: aucun être humain ne peut faire à un autre l'offrande de l'idylle. Seul l'animal le peut parce qu'il n'a pas été chassé du Paradis. L'amour entre l'homme et le chien est idyllique. C'est un amour sans conflits, sans scènes déchirantes, sans évolution. Autour de Tereza et de Tomas, Karénine traçait le cercle de sa vie fondée sur la répétition et il attendait d'eux la même chose.

Si Karénine avait été un être humain au lieu d'être un chien, il aurait certainement dit depuis longtemps à Tereza : « Écoute, ça ne m'amuse plus de porter jour après jour un croissant dans la gueule. Tu ne peux pas me trouver quelque chose de nouveau ? » Il y a dans cette phrase toute la condamnation de l'homme. Le temps humain ne tourne pas en cercle mais avance en ligne droite. C'est pourquoi l'homme ne peut être heureux puisque le bonheur est désir de répétition.

Oui, le bonheur est désir de répétition, songe Tereza.

Quand le président de la coopérative allait promener son Méphisto (3) après le travail et rencontrait Tereza, il n'oubliait jamais de dire : « Madame Tereza ! Si seulement je l'avais connu plus tôt ! On aurait couru les filles ensemble ! Aucune femme ne résiste à deux cochons ! » À ces mots, le cochon poussait un grognement il avait été dressé pour ça. Tereza riait et pourtant elle savait une minute à l'avance ce qu'allait lui dire le président. La répétition n'enlevait rien de son charme à la plaisanterie. Au contraire. Dans le contexte de l'idylle, même l'humour obéit à la douce loi de la répétition.

M. Kundera, L'insoutenable légèreté de l'être, 1984.

(1) Tereza est le principal personnage féminin du roman de M. Kundera, dont l'intrigue se passe en Tchécoslovaquie. Le conflit amoureux entre Tereza et son mari Tomas est l'un des thèmes importants du roman.

(2) Karénine est le nom du chien que Tereza et Tomas ont adopté.

(3) Méphisto est un cochon apprivoisé que promène le président de la coopérative, dans le village où Tereza et Tomas se sont réfugiés.