L'épreuve de 1995

Liste des extraits

TEXTE N° 1

L'Assemblée constituante, malgré ce qui peut lui être reproché, n'en reste pas moins la plus illustre congrégation populaire qui jamais ait paru chez les nations, tant par la grandeur de ses transactions, que par l'immensité de leurs résultats. Il n'y a si haute question politique qu'elle n'ait touchée et convenablement résolue. Que serait-ce, si elle s'en fût tenue aux cahiers des États-Généraux et n'eût pas essayé d'aller au-delà ! Tout ce que l'expérience et l'intelligence humaine avaient conçu, découvert et élaboré pendant trois siècles, se trouve dans ces cahiers. Les abus divers de l'ancienne monarchie y sont indiqués et les remèdes proposés ; tous les genres de liberté sont réclamés, même la liberté de la presse, toutes les améliorations demandées, pour l'industrie, les manufactures, le commerce, les chemins, l'armée, l'impôt, les finances, les écoles, l'éducation publique, etc. Nous avons traversé sans profit des abîmes de crimes et des tas de gloire, la République et l'Empire n'ont servi à rien : l'Empire a seulement réglé la force brutale des bras que la République avait mis en mouvement, il nous a laissé la centralisation, administration vigoureuse que je crois un mal, mais qui peut-être pouvait seule remplacer les administrations locales alors qu'elles étaient détruites et que l'anarchie avec l'ignorance était dans toutes les têtes. À cela près, nous n'avons pas fait un pas depuis l'Assemblée constituante : ses travaux sont comme ceux du grand médecin de l'antiquité (1), lesquels ont à la fois reculé et posé les bornes de la science.

Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe, 1849–1850.

(1) Hippocrate.

TEXTE N° 2

Enfin, l'ombre disparaît, le brouillard s'enfuit, la France voit distinctement ce qu'elle aimait, poursuivait, sans le bien saisir encore, l'unité de la patrie.

Tout ce qu'on avait cru pénible, difficile, insurmontable devient possible et facile. On se demandait comment s'accomplirait le sacrifice de la patrie provinciale, du sol natal, des souvenirs, des préjugés envieillis... « Comment, se disait-on, le Languedoc consentira-t-il jamais à cesser d'être Languedoc, un empire intérieur, gouverné par ses propres lois ? Comment la vieille Toulouse descendra-t-elle de son capitole, de sa royauté du Midi ? Et croyez-vous que la Bretagne mollisse jamais devant la France, qu'elle sorte de sa langue sauvage, de son dur génie ? Vous verrez mollir avant les récifs de Saint-Malo et les rochers de Penmark. »

Eh bien, la grande patrie leur apparaît sur l'autel, qui leur ouvre les bras et qui veut les embrasser... Tous s'y jettent et tous s'oublient ; ils ne savent plus ce jour-là de quelle province ils étaient... Enfants isolés, perdus jusqu'ici, ils ont trouvé une mère ; ils sont bien plus qu'ils ne se croyaient : ils avaient l'humilité de se croire Bretons, Provençaux... Non, enfants, sachez-le bien, vous étiez les fils de la France, c'est elle qui vous le dit, les fils de la grande mère, de celle qui doit, dans l'égalité, enfanter les nations.

Rien de plus beau à voir que ce peuple avançant vers la lumière, sans loi, mais se donnant la main. Il avance, c'est assez : la simple vue de ce mouvement immense fait tout reculer devant lui ; tout obstacle fuit, disparaît ; toute résistance s'efface. Qui songerait à tenir devant cette pacifique et formidable apparition d'un grand peuple armé ?

Les Fédérations de novembre brisent les Etats provinciaux, celles de janvier finissent la lutte des parlements ; celles de février compriment les désordres et les pillages ; en mars, avril s'organisent les masses qui étouffent en mai et juin les premières étincelles d'une guerre de religion ; mai encore voit les fédérations militaires, le soldat redevenant citoyen, l'épée de la contre-révolution, sa dernière arme, brisée... Que reste-t-il ? La fraternité a aplani tout obstacle, toutes les fédérations vont se confédérer entre elles, l'union tend à l'unité. Plus de fédérations, elles sont inutiles ; il n'en faut plus qu'une : la France. Elle apparaît transfigurée dans la lumière de juillet.

Tout ceci, est-ce un miracle ? ... Oui, le plus grand et le plus simple, c'est le retour à la nature. Le fond de la nature humaine, c'est la sociabilité. Il avait fallu tout un monde d'inventions contre nature pour empêcher les hommes de se rapprocher. Douanes intérieures, péages innombrables sur les routes et sur les fleuves, diversité infinie de lois et de règlements, de poids, mesures et monnaies, rivalités de villes, de pays, de corporations, soigneusement entretenues... Un matin, ces obstacles tombent, les vieilles murailles s'abaissent... Les hommes se voient alors, se reconnaissent semblables ; ils s'étonnent d'avoir pu s'ignorer si longtemps, ils ont regret aux haines insensées qu les isolèrent tant de siècles, ils les expient, s'avancent les uns au devant des autres, ils ont hāte d'épancher leur cœur.

Michelet, Histoire de la Révolution, 1847.

TEXTE N° 3

J'ai fait voir de quelle manière le gouvernement du roi, ayant aboli les libertés provinciales et s'étant substitué dans les trois quarts de la France à tous les pouvoir locaux, avait attiré à lui toutes les affaires, les plus petites aussi bien que les plus grandes ; j'ai montré, d'autre part, comment, par une conséquence nécessaire, Paris s'était rendu le maître du pays dont il n'avait été jusque-là que la capitale, ou plutôt était devenu alors lui-même le pays tout entier. Ces deux faits, qu étaient particuliers à la France, suffiraient seuls au besoin pour expliquer pourquoi une émeute a pu détruire de fond en comble une monarchie qui avait supporté pendant tant de siècles de si violents chocs, et qui, la veille de sa chute, paraissait encore inébranlable à ceux mêmes qu allaient la renverser.

[...] Comme il n'existait plus d'institutions libres, par conséquent plus de classes politiques, plus de corps politiques vivants, plus de partis organisés et conduits, et qu'en l'absence de toutes ces forces régulières la direction de l'opinion publique, quand l'opinion publique vint à renaître, échut uniquement à des philosophes, on dut s'attendre à voir la Révolution conduite moins en vue de certains faits particuliers que d'après des principes abstraits et des théories très générales ; on put augurer qu'au lieu d'attaquer séparément les mauvaises lois on s'en prendrait à toutes les lois, et qu'on voudrait substituer à l'ancienne constitution de la France un système de gouvernement tout nouveau, que ces écrivains avaient conçu.

L'Eglise se trouvant naturellement mêlée à toutes les vieilles institutions qu'il s'agissait de détruire, on ne pouvait douter que cette révolution ne dût ébranler la religion en même temps qu'elle renverserait le pouvoir civil ; dès lors il était impossible de dire à quelles témérités inouļes pouvait s'emporter l'esprit des novateurs, délivrés à la fois de toutes les gênes que la religion, les coutumes et les lois imposent à l'imagination des hommes.

Et celui qui eût bien étudié l'état du pays eût aisément prévu qu'il n'y avait pas de témérité si inouļe qui ne pût y être tentée, ni de violence qui ne dût y être soufferte.

« Eh quoi, s'écrie Burke (1) dans un de ses éloquents pamphlets, on n'aperçoit pas un homme qui puisse répondre pour le plus petit district, bien plus, on n'en voit pas un qui puisse répondre d'un autre. Chacun est arrêté dan sa maison sans résistance, qu'il s'agisse du royalisme, du modérantisme ou de tout autre chose. » Burke savait mal dans quelles conditions cette monarchie qu'il regrettait nous avait laissés à nos nouveaux maîtres. L'administration de l'ancien régime avait d'avance ôté aux Français la possibilité et l'envie de s'entraider. Quand la Révolution survint, on aurait vainement cherché dans la plus grande partie de la France dix hommes qui eussent l'habitude d'agir en commun d'une manière régulière, et de veiller eux-mêmes à leur propre défense ; le pouvoir central devait s'en charger, de telle sorte que le pouvoir central, étant tombé des mains de l'administration royale dans celles d'une assemblée irresponsable et souveraine, et de débonnaire devenue terrible, ne trouva rien devant lui qui put l'arrêter, ni même le retarder un moment. La même cause qui avait fait tomber si aisément la monarchie avait rendu tout possible après sa chute.

[...] Le contraste entre la bénignité des théories et la violence des actes, qui a été l'un des caractères les plus étranges de la révolution française, ne surprendra personne si l'on fait attention que cette révolution a été préparée par les classes les plus civilisées de la nation, et exécutée par les plus incultes et les plus rudes.

Tocqueville, L'Ancien Régime et la Révolution, 1856.

(1) Burke (1729–1797) homme politique et écrivain britannique, auteur de Réflexion sur la Révolution française (1790).

TEXTE N° 4

Le thème de Clovis et des invasions franques était brûlant au XVIIIe siècle, parce que les historiens de l'époque y cherchaient la clé de la structure de la société de cette époque. Ils pensaient que les invasions franques étaient à l'origine de la division entre noblesse et roture, les conquérants étant la souche originelle des nobles, les conquis celle des roturiers. Aujourd'hui, les invasions franques ont perdu toute référence au présent puisque nous vivons dans une société où la noblesse n'existe plus comme principe social, en cessant d'être le miroir imaginaire d'un monde, elles ont perdu l'éminence historiographique dont ce monde les avaient revêtues, et sont passées du champ de la polémique sociale à celui de la discussion savante.

C'est qu'à partir de 1789, la hantise des origines, dont est tissée toute l'histoire nationale, s'investit précisément sur la rupture révolutionnaire. Comme les grandes invasions avaient constitué le mythe de la société nobiliaire, le grand récit de ses origines, 1789 est la date de naissance, l'année zéro du monde nouveau, fondé sur l'égalité. La substitution d'un anniversaire à l'autre, donc la définition temporelle d'une nouvelle identité nationale, est probablement un des plus grands traits de génie de l'abbé Sieyès, si l'on songe qu'il anticipe de plusieurs mois (1) l'événement fondateur, auquel pourtant il donne d'avance son plein sens : « [...] le Tiers ne doit pas craindre de remonter dans les temps passés. Il se reportera à l'année qui a précédé la conquête ; et puisqu'il est aujourd'hui assez fort pour ne pas se laisser conquérir, sa résistance sans doute sera plus efficace. Pourquoi ne renverrait-il pas dans les forêts de la Franconie toutes ces familles qui conservent la folle prétention d'être issues de la race des conquérants et d'avoir succédé à leurs droits ? La nation, alors épurée, pourra se consoler, je pense, d'être réduite à ne se plus croire composée que des descendants des Gaulois et des Romains. » Ces quelques lignes disent à la fois que les titres de propriété des nobles sur la nation sont fictifs, mais que, s'ils étaient réels, il suffirait au Tiers Etat de restaurer le contrat social d'avant la conquête, ou plutôt de le fonder par l'effacement des siècles d'usurpation violente. Dans les deux cas, il s'agit de reconstituer une origine « vraie » à la nation, en donnant une date de naissance légitime à l'égalité : tout 89 est là.

Or, l'histoire de la Révolution a pour fonction sociale d'entretenir ce récit des origines. Qu'on regarde par exemple le découpage académique des études historiques en France : l'histoire « moderne » se termine en 1789, avec ce que la Révolution a baptisé l'« Ancien Régime », qui se trouve ainsi avoir, à défaut d'un acte de naissance clair, un constat de décès en bonne et due forme. À partir de là, la Révolution et l'Empire forment un champ d'étude séparé et autonome, qui possède ses chaires, ses étudiants, ses sociétés savantes, ses revues ; le quart de siècle qui sépare la prise de la Bastille de la bataille de Waterloo est revêtu d'une dignité particulière : fin de l'époque « moderne », introduction indispensable à la période « contemporaine », qui commence en 1815, il est cet entre-deux par quoi l'une et l'autre reçoivent leur sens, cette ligne de partage des eaux à partir de laquelle l'histoire de France remonte vers son passé, ou plonge vers son avenir. En restant fidèles à la conscience vécue des acteurs de la Révolution, malgré les absurdités intellectuelles que ce découpage chronologique implique, nos institutions universitaires ont investi la période révolutionnaire et l'historien des secrets de notre histoire nationale. 1789 est la clé de l'amont et de l'aval. Il les sépare, donc les définit, donc les « explique ».

Vers l'aval, d'ailleurs, du côté de cette période qui commence en 1815 et qu'elle est censée mettre au jour, rendre possible, ouvrir, ce n'est pas assez de dire que la Révolution « explique » notre histoire contemporaine. Ce qui mérite quelques pensées.

[...] Sous cette forme, la référence à 89 a disparu de la politique française avec la défaite du fascisme : le discours de droite et celui de gauche célèbrent aujourd'hui la liberté et l'égalité, et le débat autour des valeurs de 89 ne comporte plus ni enjeu politique réel, ni investissement psychologique puissant. Mais si cette unanimité existe, c'est que le débat politique s'est simplement déplacé d'une Révolution à l'autre, de celle du passé à celle qui est à venir : ce transfert du conflit sur l'avenir permet un consensus apparent sur l'héritage. Mais en réalité, cet héritage continue à dominer les représentations de l'avenir, comme une vieille couche géologique, recouvertes de sédimentations ultérieures, ne cesse de modeler le relief et le paysage. C'est que la Révolution française n'est pas seulement la République. C'est aussi une promesse indéfinie d'égalité, et une forme privilégiée du changement. Il suffit d'y voir, au lieu d'une institution nationale, une matrice de l'histoire universelle pour lui rendre sa dynamique et son pouvoir de fascination. Le XIXe siècle avait cru à la République. Le XXe siècle croit à la Révolution. Il y a le même événement fondateur dans les deux images.

[...] Tout change avec 1917 ; Puisque la révolution socialiste a désormais un visage, la Révolution française cesse d'être un moule pour un avenir possible, souhaitable, espéré, mais encore sans contenu. Elle est devenue la mère d'un événement réel, daté, enregistré, qui est octobre 1917. Comme je le montre dans un des essais publiés ci-après, les bolcheviks russes n'ont cessé d'avoir à l'esprit cette filiation, avant, pendant et après la Révolution russe. Mais par contrecoup, les historiens de la Révolution française projettent aussi dans le passé leurs sentiments, ou leurs jugements, sur 1917, et tendent à privilégier, dans la première révolution, ce qui est censé annoncer, préfigurer la seconde. Au même moment où la Russie se substitue à la France dans le rôle de la nation à l'avant-garde de l'histoire, pour le bien ou pour le mal, parce qu'elle hérite de la France et de la pensée du XIXe siècle l'élection révolutionnaire, les discours historiographiques sur les deux révolutions se télescopent et se contaminent. Les bolcheviks ont des ancêtres jacobins et les jacobins ont eu des anticipations communistes.

François Furet, Penser la Révolution française, 1983.

(1) Qu'est-ce que le Tiers Etat ? a été rédigé à la fin de 1788 et publié en janvier 1789.