Concours 2004

ÉPREUVE COMMUNE

FILIÈRES MP – PC – PSI – TSI – TPC



FRANÇAIS - PHILOSOPHIE


Durée 4 heures



L'usage de tout document et de toute machine est interdit.
Il sera tenu compte de la présentation générale et de la correction de la langue.

Le texte ci-dessous permet de répondre aux questions.
De même, la connaissance des œuvres au programme permet de traiter la dissertation.




Il fut un temps où les civilisations, les cultures, considérées dans leur forme générale, étaient partagées selon la place qu’elles leur1 accordaient ou qu’elles leur refusaient. Apolliniennes, elles privilégiaient l’ordre, la mesure, l’harmonie, et tout ce qui portait menace revêtait l’aspect du mal ou de la catastrophe. Dionysiennes, elles plaçaient l’accent sur la fécondité du désordre, l’excès et l’effervescence elles associaient le mouvement aux forces de vie, et son épuisement en un ordre figé à la mort. Deux grandes figures de la destinée, mais un trop simple partage : les civilisations et les cultures naissent du désordre et se développent comme ordre, elles sont vivantes par l’un et l’autre, elles les portent tous deux en elles, bien que leurs aspects particuliers manifestent l’importance très inégale qu’elles leur attribuent respectivement – en général et au gré de variations soumises aux conjonctures ou aux circonstances. Dans les sociétés de la tradition, le mythe dit l’ordre, mais à partir du chaos, du désordre qu’il contribue à ordonner et à maîtriser sans fin. Avec l’irruption des modernités au cours de la longue histoire des civilisations et des sociétés occidentales, des figures et des thèmes nouveaux apparaissent tous liés au mouvement, au dépassement. L’idée faustienne est celle d’une force sans cesse en action contre les obstacles ; la lutte devient l’essence même de la vie ; sans elle, l’existence personnelle est dépourvue de sens, et seules les valeurs les plus ordinaires peuvent être atteintes ; l’homme faustien se forme dans l’affrontement et ses aspirations refusent les limites, elles sont infinies. Avec l’idée prométhéenne – celle qui servit à qualifier les sociétés entreprenantes et accumulatrices –, ce qui est désigné, c’est la capacité de l’homme de se libérer collectivement de ce qui le tient en soumission, et notamment les dieux, la capacité d’accéder à la maîtrise et possession du monde par sa propre entreprise, ses techniques et ses arts. C’est la rupture qui substitue à un ordre déjà là, gouverné par une puissance extérieure et pour cette raison hétéronome, un ordre à faire et dont la réalisation s’interprète comme progrès. Avec la figure de Don Juan se trouve exalté le refus individuel de tout ordre ; c’est l’élévation de la transgression à l’état de valeur suprême, fût ce au prix de la vengeance divine. La séduction sans bornes, le libertinage et les contre-conduites se traduisent en défi porté jusqu’au risque extrême – la mort : ultime affrontement dans lequel la liberté absolue de l’individu est confrontée à la Loi, au Commandeur, en pleine conscience que ceux ci vont la soumettre. Trois figures mythiques qui, à travers des métamorphoses effectuées au cours des siècles, expriment l’inépuisable confrontation de l’ordre et du désordre, de la nécessité et de la liberté, de la violence fondatrice et de la violence ravageuse, l’impossible victoire totale de l’un des deux termes.

La littérature dit aussi, à titre individuel, ce que les mythes expriment collectivement. Elle fait davantage apparaître le choix. du désordre sur lequel toute une vie se joue, par lequel une œuvre se nourrit. Avec la modernité, ceux qui incarnent ce choix, qui en ont le moyen de leur accomplissement ou de leur drame personnel, se multiplient. Ils sont nos proches, en des façons fort différentes. Ainsi toute l’œuvre de Henry Miller2, et non pas seulement les Tropiques, est une exaltation jubilatoire du désordre, une affirmation de celui ci en tant que salvateur et possibilité de restituer la vie à la littérature. Ce perturbateur, qui a proclamé dans l’un de ses entretiens : « Plus la confusion est totale, mieux je m’y retrouve », n’a voulu retenir que ce qui est mouvement, ce qui fuse et explose. Il oppose la réalisation individuelle, perçue comme une histoire unique, à la réalisation collective, notamment celle de type américain qu’il ravale à l’état de « cauchemar climatisé ». La seule question qui vaille est celle de l’autolibération ; pour le reste, la perspective de Henry Miller est celle d’une apocalypse, et non pas la trace que laisse le mouvement historique. Le « sage déchiré » intériorise le désordre et les contradictions, il se fait prophète du salut par le désordre en même temps qu’il propose une sorte d’évangile dionysiaque. Il y a là une jubilation d’être en bougeant sans cesse, en refusant tout sens imposé et établi dans la durée, en déjouant les illusions de l’ordre.

Georges Balandier,
Le Désordre, Eloge du mouvement, Fayard, 1988,
pp 237 238

1 « leur » renvoie au « mouvement » et au « désordre qui l’accompagne inévitablement » évoqués dans la phrase qui précède immédiatement le texte.

2 Henry Miller (1891 1980) : romancier américain, auteur, entre autres, du Cauchemar climatisé (1945), critique acerbe de la société américaine, et de Tropique du Cancer (1934) et Tropique du Capricorne (1939), récits autobiographiques qui firent scandale et furent interdits aux Etats Unis jusqu’en 1960 pour pornographie.








RÉSUMÉ DE TEXTE

(6 POINTS)

Vous résumerez le texte suivant en 100 mots (± 10%), en ne vous attachant qu'aux grands mouvements de la pensée.

Vous indiquerez, en tête de votre copie, le nombre de mots utilisés.




QUESTIONS

(2 POINTS)
La candidat répondra à chaque question au maximum en 4 ou 5 lignes.

1/ Quelle est la différence essentielle, selon le texte, entre « l’idée faustienne » et « l’idée prométhéenne » ?

2/ Vous expliquerez : « une sorte d’évangile dionysiaque »




DISSERTATION

(12 POINTS)

Dans quelle mesure les œuvres du programme proposent elles, selon vous, une « exaltation jubilatoire du désordre » ?



Fin de l'énoncé.