Concours 1999

ÉPREUVE COMMUNE

FILIÈRES MP – PC – PSI – TSI – TPC



RÉSUMÉ DE TEXTE

6 POINTS

Vous résumerez le texte suivant en 100 mots (± 10%), en ne vous attachant qu'aux grands mouvements de la pensée. Vous indiquerez, en tête de votre copie, le nombre de mots utilisés.



QUESTIONS

2 POINTS

1/ Quels sont les écueils opposés, évoqués dans la première phrase, qui empêchent de bien vivre le présent  ? (1 point)

2/ Peut-on se borner à dire que les personnages de Stendhal ne vivent que des moments successifs  ? (1 point)



DISSERTATION

12 POINTS

Parlant des personnages stendhaliens Georges POULET écrit : " Ne vivant jamais que dans des moments, ils sont toujours affranchis de ce qui n'appartient pas à ces moments ". Est-ce à dire qu'il leur manque une dimension essentielle [...] ?

Considérez-vous, en vous appuyant sur les œuvres au programme, que vivre uniquement le présent conduise à être privé d'une dimension essentielle ?

Votre devoir ne devra pas excéder 80 lignes.

Il sera tenu le plus grand compte de la présentation générale et de l'orthographe.


Un mélange exquis de repos et d'ardeur, d'activité et de passivité, de spontanéité et de calcul, d'intelligence et de tendresse, telle est donc la réussite merveilleuse des instants où l'on n'est point raidi par la tension de l'effort perceptif, ni aveuglé par l'éblouissement de l'explosion sensible. Voilà donc le bonheur, le seul bonheur possible. Il n'existe que dans de brefs moments et des moments aussi rares que brefs : " Une ou deux fois par an on a de ces moments d'extase où toute l'âme est bonheur... " – " Ces extases, d'après la nature de l'homme, ne peuvent durer ".

La chasse au bonheur n'est donc pas vaine. On ne peut dire cependant qu'elle soit abondamment profitable. Dans son carnier le chasseur rapporte quelques pièces de gibier, mais il transporte aisément son butin et il peut en compter les pièces : une poignée de moments heureux. Ceux-ci constituent un tout petit nombre d'expériences exceptionnelles, délicieuses réussites de l'être accomplies de-ci de-là, au cours de son existence, mais qui ne constituent pas une existence. On peut les énumérer, on peut (parfois) s'en souvenir, on peut, comme essaie souvent de le faire Stendhal, aller de l'une à l'autre par la pensée. On peut tâcher de les comparer. On peut se demander, par exemple, si Adèle s'appesantissant au bras qui la supporte, est l'occasion d'un plus délicieux moment que les épinards au jus dont l'on dîne un autre jour à la campagne. Mais ces moments qu'on se rappelle (souvent d'ailleurs combien imparfaitement et de quelle façon profondément insatisfaisante), il y a une chose, en tout cas, qu'on ne peut jamais leur faire faire. On ne peut les souder les uns aux autre les prolonger les uns dans les autres, faire passer le Iong de l'espace de temps qui les sépare, un courant de vie. Personne n'est moins équipé pour se construire une durée que Stendhal ; personne n'est moins doué pour expérimenter le sentiment du temps. Condamné à vivre – et à revivre – isolément, les moments de son existence, Stendhal n'est ni capable, ni même désireux de l'être. Non, son idéal profond, l'espoir sans cesse déçu et sans cesse renaissant de sa pensée, ce serait de conférer à chacun de ces merveilleux moments une sorte d'éternité indépendante et particulière. Le rêve, ce serait de garder chacun de ces moments, frais, disponibles, prêts à être revécus dans l'esprit à volonté. Utiliser indéfiniment en n'importe quel instant nouveau, les quelques instants qui valent la peine d'être répétés, voilà ce que Stendhal souhaite, et que par une infinité de processus variés, il tâche d'accomplir. Henri Brulard, les Souvenirs d'égotisme, toute l'œuvre autobiographique en est le témoignage. Mais aussi l'œuvre romanesque, agencée chaque fois de telle sorte qu'intrigue, événements, décor et personnages, tout s'y dispose autour de quelques moments, qui sont des moments heureux. Moment heureux où Julien, montant à l'échafaud, se rappelle d'autres moments heureux passés dans les bois de Vergy avec Mme de Rênal à son bras, moment heureux où Fabrice en prison découvre le voisinage charmant de Clélia Conti dans " une solitude aérienne ", d'où l'on découvre un horizon qui va de Trévise au Mont Viso. Moment heureux, où en présence de Lucien amoureux de Mme de Chasteller, certains cors de Bohême, au Chasseur Vert, " exécutent de façon ravissante une musique douce, simple, un peu lente, cependant qu'un rayon de soleil perçant à travers les profondeurs de la verdure, anime ainsi la demi-obscurité si touchante des grands bois ". En aucun de ces épisodes, le moment ne se relie à l'ensemble des autres moments, ne forme avec eux cette totalité continue de l'existence accomplie, que nous donnent presque toujours, par exemple, les personnages de Flaubert, de Tolstoï, de Thomas Hardy, de Roger Martin du Gard. De ces derniers l'on dirait qu'ils ont toujours le poids entier de leur passé (et même de leur destin futur) sur les épaules. Or, il en va à l'inverse pour les personnages stendhaliens. Ne vivant jamais que dans des moments, ils sont toujours affranchis de ce qui n'appartient pas à ces moments. Est-ce à dire qu'il leur manque une dimension essentielle, une certaine épaisseur qui est une épaisseur de durée ? C'est possible. Mais comme on a pu le voir par les exemples qui viennent d'être cités, les moments stendhaliens ne sont pas dépourvus de dimensions qui leur sont propres. Le moment heureux réservé à Julien est doublement agrandi par la profondeur des réminiscences et la perspective immédiate de la mort. La musique du Chasseur Vert s'élève en un lieu qu'élargissent les jeux de la lumière dans le sous-bois. Enfin, quelle prodigieuse expansion est donnée à l'instant où Fabrice découvre Clélia, lorsqu'il la voit contre un décor qui est celui de toutes les Alpes déployées !

A strictement parler, le roman stendhalien n'a donc pas de durée. Mais dans les quelques moments sans durée qu'il nous présente, il nous offre par compensation, pour parfaire notre bonheur et celui de l'être qui est situé dans le cadre si étroit de ces brefs moments, une révélation de l'espace.

" Un amant, dit Stendhal, voit la femme qu'il aime dans la ligne d'horizon de tous les paysages qu'il rencontre ".

Georges POULET, Etudes sur le temps humain, Mesure de l'instant,
t. IV, Plon, 1968, pp.248-251.