L'épreuve de 2000

LA DIFFUSION DU SAVOIR A L'ÂGE CLASSIQUE

L'histoire des sciences a, d'une manière générale, négligé l'étude des polémiques scientifiques. Tout au plus a-t-on accordé de l'attention à certaines polémiques célèbres, soit parce qu'elles ont accompagné des révolutions scientifiques (au sens kuhnien du terme) (1), soit parce qu'elles ont révélé le côté « humain » (souvent trop humain) des grands scientifiques. Autrement dit, les polémiques ont été considérées comme des phénomènes soit exceptionnels (dans les longues périodes de « science normale» , il n'en existe pas), soit marginaux par rapport au contenu des théories scientifiques (quelle importance autre que personnelle ou politique aurait la dispute amère entre Leibniz et Newton au su et de l'invention du calcul infinitésimal ?).

Cette appréciation du nombre et du rôle des polémiques change peu à peu, comme le montre le fait même que les organisateurs de ce Dictionnaire ont estimé nécessaire de leur dédier un chapitre. Plusieurs études récentes – sociologiques, historiques et même épistémologiques – portent d'ailleurs explicitement sur ce sujet. Une histoire et une philosophie des sciences qui ne tiennent pas compte du rôle des polémiques dans la formation, l'évolution et l'évaluation des théories scientifiques sont non seulement incomplètes, mais également incapables de reconstruire le contenu de ces théories et d'expliquer comment se développe la « croissance du savoir»  scientifique. C'est ce que je tenterai de montrer ici, notamment en ce qui concerne la science classique.

Pour comprendre le rôle de la polémique dans la science classique, il faut rappeler un des aspects fondamentaux de celle-ci – aspect qu'elle a sans doute légué à la science moderne, mais qu'elle a pratiqué avec une intensité que l'on tend à oublier. Il s'agit de son caractère dialogique (2). Les savants du XVIIe et du XVIIIe siècle, y compris ceux que leur tempérament incitait plutôt au travail solitaire, œuvrent dans un dialogue constant avec leurs confrères. La réflexion purement privée, dont les résultats étaient consignés par l'écriture et destinés à la postérité, fait place à l'échange direct ou indirect, coopératif ou polémique, avec des « collègues» , ainsi qu'avec un public non spécialisé, cultivé et très curieux des sciences. Ces échanges deviennent possibles grâce à la création d'un « forum»  qui permet la circulation des idées ainsi que le débat. Les correspondances (qui ne sont jamais tout à fait privées), les journaux savants, les académies, les concours, les défis, les démonstrations publiques des résultats expérimentaux, les salons, etc., deviennent une partie essentielle de l'activité scientifique. L'efficacité de ces moyens de circulation des idées est remarquable : les académies et les sociétés savantes tiennent des réunions parfois hebdomadaires et publient très rapidement les mémoires qui leur sont présentés : les journaux présentent, sans délai, les comptes rendus des ouvrages parus, et les répliques et les contre-répliques se succèdent, souvent à un intervalle de quelques mois à peine.

Un « auditoire universel»  de savants et d'érudits se forme alors : on le baptise même du nom suggestif de « République des lettres» . Ce nom signale d'abord une communauté qui s'étend au-delà des frontières nationales, linguistiques et disciplinaires. Il existe, sans aucun doute, des difficultés linguistiques : sur le continent on ne lit pas l'anglais et dans les îles Britanniques on ne lit pas aisément le français, l'italien ou l'allemand. Mais les traductions se font à un rythme rapide et le latin continue d'être utilisé par tous les savants, au moins jusqu'à la fin du XVIIIe siècle. En outre, bien que les nombreux projets de « langues universelles»  n'aboutissent pas, ils contribuent à l'émergence de symboles, de nomenclatures et de systèmes d'écriture scientifiques qui, peu à peu, s'imposent partout. Bien sûr, les différences et les rivalités persistent et même s'amplifient, ce qui conduit à la création d' « auditoires particuliers»  – locaux, nationaux, disciplinaires, méthodologiques. Mais au-delà de ces différences (qui ne sont évidemment pas négligeables), les citoyens de la République des lettres partagent la croyance dans le pouvoir des méthodes rationnelles – l'observation et la description systématique des faits, le besoin de perfectionner les instruments et les expériences, l'importance des mathématiques en tant que modèle et outil, l'argumentation bien fondée, la liberté d'expression et de critique – pour bien poser les problèmes scientifiques et pour les résoudre. C'est ce fond commun qui permet l'essor sans précédent du dialogue et de la coopération scientifique.

Pourtant, tout n'est pas que coopération idyllique dans la République des lettres. Au sein de cette participation généralisée à l'échange d'idées, les confrontations attirent l'attention, soit par leur nombre, soit par leur intensité. En cela, les sciences n'ont rien à envier à l'ardeur des controverses religieuses, politiques et philosophiques de l'époque.

La science moderne débute – d'après les classifications conventionnelles – sous l'égide de la grande révolte galiléenne contre la science aristotélicienne, jusqu'alors dominante. Bientôt cette révolte acquiert l'éthos (3) d'une grande « querelle entre les anciens et les modernes» , d'une confrontation généralisée entre le nouveau et l'archaïque, entre l'autorité de la seule raison et celle de la tradition. Si les humanistes de la Renaissance s'appuyaient encore sur les textes anciens « comme des nains sur les épaules des géants» , à l'âge classique, les nouveaux interprètes de la nature sont beaucoup plus audacieux : ils se croient capables de déchiffrer, par leurs propres moyens, le grand livre de la nature, à la façon de Galilée. Ils appliquent ainsi à la science la leçon de Luther ; ils assimilent l'idée de l'autonomie de la raison contenue dans les méthodes de Descartes et de Bacon ; et ils transforment les arguments sceptiques de Montaigne et de Bayle en instruments d'une raison critique constructive, qui se croit capable d'édifier un savoir nouveau, tout à fait libre du poids des « préjugés»  du passé.

Pourtant ni cette libération ni l'unité et l'objectivité dont la raison est censée être douée n'empêchent les débats, qui se multiplient à tous les niveaux et dans tous les domaines. Les savants se rangent souvent en de vrais partis opposés, avec leurs leaders et leurs activistes : les « cartésiens»  contre les « newtoniens» , les partisans du vide et des atomes contre leurs opposants, les défenseurs de la génération spontanée contre ceux qui la nient, les préformistes contre les défenseurs de l'épigenèse (4) ceux qui n'ont pas de réserve à postuler des « agents»  inobservables (tels l'éther, le phlogistique, la force végétative (5) contre ceux qui les mettent en doute, etc. Les enjeux épistémologiques, métaphysiques, théologiques et même politiques sont toujours présents dans ces polémiques ; la preuve en est l'usage fréquent – même à l'apogée des Lumières – de l'accusation d'athéisme portée contre les théories de l'adversaire, et le soin que l'on prend pour y échapper.

Mais ce qui est étonnant, c'est le nombre de polémiques de détail, même parmi ceux qui appartiennent au même « parti»  scientifique. On polémique sur la formulation correcte des problèmes, des questions et des expériences, sur la validité, l'interprétation et la portée des résultats expérimentaux et mathématiques, sur les méthodes et sur les techniques employées, sur l'acceptabilité d'hypothèses que l'on considère comme « bizarres» , sur la charge de la preuve et les présupposés, sur la compétence scientifique des adversaires, etc. Tout semble être ouvert à la polémique, chacun se sentant en mesure de critiquer n'importe quoi et n'importe qui. En même temps, on croit à un « tribunal de la raison»  qui décidera de l'issue de ces combats, et auprès duquel la vérité triomphera. Celui-ci est incarné, quoique imparfaitement, dans le public savant. C'est pourquoi, pour s'établir, les nouvelles théories doivent vaincre leurs opposants et convaincre le public savant de leur victoire. Il faut s'assurer la reconnaissance publique de la priorité d'une découverte – ce qui explique la multiplication des accusations de plagiat. Cela explique aussi la prolifération des défis et mes concours Qui, au lieu de résoudre les controverses, les font rebondir. Les défis, surtout en mathématiques, deviennent des moyens courants de démontrer la supériorité des méthodes et des théories de ceux qui proposent des problèmes à résoudre, certains d'être les seuls à pouvoir en donner les solutions – prétention vivement contestée par les autres participants. Les académies multiplient les concours sur des questions précises, mais la controverse s'arrête rarement avec l'octroi du prix par des comités d'experts, dont les partis pris sont souvent en cause. La science classique déploie donc, déjà pleinement, cet esprit de compétition de tous contre tous – si caractéristique de la science de nos jours – où la polémique n'est pas une exception mais plutôt la règle.

La polémique est avant tout un phénomène d'ordre discursif, appartenant à la catégorie du dialogue (compris dans un sens large). Elle se manifeste dans des échanges souvent écrits (comptes rendus, correspondances, rapports critiques, etc.) et parfois oraux (débats publics, colloques, etc.), linguistiquement marqués par la présence d'indicateurs d'oppositions explicites (« Je ne suis pas d'accord avec vous sur...» , « [votre écrit contient] un paralogisme qui ne peut en aucun façon être excusé» ) ou implicites (ironie, raillerie, sous-entendus, etc.) Les méthodes développées pour l'étude du discours en général et du dialogue en particulier doivent donc être employées dans l'étude des polémiques. Une telle perspective permet d'envisager la polémique dans le rôle – essentiel me semble-t-il – qu'elle joue dans l'histoire de la science. D'une part la polémique constitue le contexte (ou plutôt « co-texte» ) dialogique qui permet la compréhension du sens et de la portée des théories (6) : les objections et les critiques forcent les savants à spécifier ainsi qu'à préciser ce qui était forcément implicite et imprécis dans leurs formulations ; elles les obligent aussi à modifier au besoin leurs thèses, pour surmonter les objections soulevées contre elles. D'autre part c'est la polémique qui relie les théories au contexte social et intellectuel de l'époque : elle révèle ce qui peut être supposé sans justification et ce qui doit être justifié laborieusement, les implications dangereuses qu'il faut éviter à tout prix, les intérêts politiques et intellectuels sous-jacents à la pratique scientifique. En définitive, c'est dans la pratique de la polémique que l'on découvre la nature et les limites de la rationalité telle qu'elle est mise en action (plutôt qu'idéalisée) par les savants : c'est cette pratique dialogique qui révèle, à l'époque, ce qui compte pour preuve, pour critique valable, pour argument pertinent, pour formulation intellectuelle, pour acquis véritable.

Marcelo DASCAL, Article « Controverses et polémiques»  in Michel BLAY et Robert HALLEUX, La Science classique XVIe XVIIe siècle – Dictionnaire critique, Flammarion, 1998, pp. 26-29

(1) au sens kuhnien du terme : Kuhn, T. S., scientifique contemporain, auteur d'un ouvrage intitulé La structure des révolutions scientifiques (1972)
(2) son caractère dialogique : un système scientifique se construit dans un dialogue constant, dans une confrontation permanente, avec d'autres systèmes.
(3) L'éthos : le statut, la dimension.
(4) les préformistes contre les défenseurs de l'épigenèse : allusion à des débats qui ont divisé les scientifiques à l'époque classique. Les préformistes pensaient qu'un organisme était complètement constitué dès sa conception. Selon les défenseurs de l'épigenèse, un embryon se développe au contraire par différenciation successive de parties nouvelles.
(5) l'éther, le phlogistique, la force végétative : substances invisibles de diverses natures. La science classique pensait que l'éther est un fluide imprégnant les corps, et dont les vibrations seraient responsables des phénomènes optiques. Le phlogistique était la partie des corps qui est susceptible de s'enflammer.
(6) le contexte (ou plutôt « co-texte ») dialogique [...] la portée des théories : une théorie ne devient pleinement intelligible qu'à partir du moment où on la réfère explicitement aux autres théories avec lesquelles elle entre en conflit.