L'épreuve de 1998

UN CAS DE RÉGRESSION DE L'HOMME OCCIDENTAL :
L'EXEMPLE DES BŒRS

Il est étrange que, du point de vue historique, l'existence d'« hommes préhistoriques » ait eu si peu d'influence sur l'homme occidental avant la mêlée pour l'Afrique. Mais il faut noter que rien de semblable ne s'était produit depuis longtemps : les tribus sauvages, moins nombreuses que les colons européens, étaient exterminées, des cargaisons de nègres étaient importées comme esclaves dans le monde européanisé des États-Unis, des individus isolés s'étaient glissés au cœur de ce Continent Noir où les sauvages étaient assez nombreux pour constituer leur propre monde, un monde de déraison auquel l'aventurier européen venait ajouter la folie du chasseur d'ivoire. Beaucoup de ces aventuriers étaient devenus fous dans la sauvagerie silencieuse d'un continent surpeuplé où la présence d'êtres humains ne faisait que souligner une solitude totale et où une nature intacte, hostile au point d'en être écrasante, et que nul ne s'était jamais soucié de transformer en paysage humain, semblait attendre patiemment « que disparaisse la fantastique invasion » (1) de l'homme. Mais leur folie n'avait pas dépassé le stade d'une expérience individuelle dénuée de conséquences.

La situation changea avec l'arrivée des hommes de la mêlée pour l'Afrique (2). Ceux-ci n'étaient plus des individus isolés ; « l'Europe tout entière avait contribué à (les) fabriquer » (3). Ils se groupèrent dans la partie sud du continent où ils rencontrèrent les Bœrs, groupe séparatiste (4) hollandais que l'Europe avait presque oublié mais qui allait maintenant se révéler utile. La réaction des hommes superflus (5) fut en grande part déterminée par celle du seul groupe européen qui avait jamais eu à vivre, bien que dans un isolement complet, dans un monde de sauvages noirs.

Les Bœrs descendent de colons hollandais qui, au milieu du XVIIe siècle, avaient été au Cap pour fournir des légumes frais et de la viande aux bateaux faisant route vers les Indes. Au cours du siècle suivant, il n'y avait eu qu'un petit groupe de Huguenots (6) français pour les suivre, si bien que c'est seulement grâce à son taux de natalité élevé que le noyau hollandais avait pu devenir un peuple de dimension restreinte. Complètement à l'écart du courant de l'histoire européenne, ils s'étaient engagés sur une voie que peu de nations avaient suivie avant eux, et où aucune n'avait vraiment réussi.

Les deux principaux facteurs matériels du développement du peuple bœr étaient d'une part un sol extrêmement pauvre, qui ne pouvait servir qu'à un élevage extensif (7) et d'autre part une importante population noire organisée en tribus de chasseurs nomades. La pauvreté du sol interdisait le peuplement groupé et empêchait les fermiers qu'étaient les colons hollandais de s'organiser en villages sur le modèle de leur pays natal. Ces grandes familles, isolées les unes des autres par de vastes étendues de désert, avaient dû se donner une sorte d'organisation de clan, et seule la menace permanente d'un ennemi commun, ces tribus noires bien plus nombreuses que les colons blancs, retenait ces clans de se battre entre eux. La solution à ce double problème du manque de fertilité et de l'abondance des indigènes, c'était l'esclavage.

Esclavage est toutefois un mot qui rend très mal compte de la réalité. Tout d'abord, l'esclavage, tout en domestiquant une certaine partie de la population sauvage, ne la maîtrisa jamais dans sa totalité, si bien que les Bœrs ne purent jamais oublier leur première et horrible frayeur face à un type d'hommes que leur orgueil et leur sens de la dignité humaine leur interdisait d'accepter comme leurs semblables. Cette peur de quelque chose qui vous ressemble et qui ne devrait pourtant en aucun cas pouvoir vous être semblable resta liée au principe même de l'esclavage et devint le fondement d'une société de race.

Le genre humain se souvient de l'histoire des peuples mais ne connaît les tribus préhistoriques qu'à travers la légende. Le mot « race » ne revêt de sens précis que lorsque les peuples sont confrontés à de telles tribus dont ils ne possèdent aucun témoignage historique et qui n'ont, quant à elles, aucune connaissance de leur propre histoire. Ou bien elles représentent l' « homme préhistorique », spécimen d'une survivance accidentelle des premières formes de la vie humaine sur terre, ou bien elles sont les survivantes « posthistoriques » de quelque cataclysme inconnu qui a mis fin à une civilisation dont nous ne savons rien. Elles apparurent certainement plutôt comme les survivantes de quelque grande catastrophe qui aurait pu être suivie par des désastres de moindre importance. Quoi qu'il en soit, les races, dans cette acception, furent seulement découvertes dans les régions où la nature était particulièrement hostile. Ce qui les rendait différentes des autres êtres humains ne tenait pas du tout à la couleur de leur peau, mais au fait qu'elles se comportaient comme partie intégrante de la nature, qu'elles traitaient la nature comme leur maître incontesté, qu'elles n'avaient pas créé un monde humain, une réalité humaine, et que la nature pour elles était par conséquent demeurée, dans toute sa majesté, la seule et toute-puissante réalité — en comparaison, elles-mêmes faisaient figure de fantômes irréels, illusoires. Elles étaient, si l'on peut dire, des êtres humains « naturels » à qui manquait le caractère spécifiquement humain, la réalité spécifiquement humaine, à tel point que lorsque les Européens les massacraient ils n'avaient pas, au fond, conscience de commettre un meurtre. [...]

Pour les Bœrs, l'esclavage était une forme d'adaptation d'un peuple européen à une race noire, et ne ressemblait que superficiellement aux exemples historiques où il résultait de la conquête ou du trafic d'esclaves. Aucun corps politique, aucune organisation communautaire n'unissaient les Bœrs, aucun territoire n'était nettement colonisé, et les esclaves noirs ne servaient aucune civilisation blanche. Les Bœrs avaient perdu à la fois leurs liens de paysans avec la terre et leur sentiment d'hommes civilisés par une solidarité humaine. « Que chacun fuie la tyrannie du foyer de son voisin » était la règle du pays, et chaque famille bœr répétait dans un isolement total le modèle général de l'expérience bœr parmi les sauvages noirs, loin du contrôle de « bons voisins prêts à vous faire fête ou à vous rencontrer par hasard, marchant précautionneusement entre le boucher et le policier, dans la sainte terreur du scandale, du gibet et des asiles de fous » (Conrad). A force de régner sur des tribus et de vivre de leur labeur en parasites, les Bœrs en vinrent à occuper une position tout à fait analogue à celle des chefs de tribus indigènes dont ils avaient liquidé la domination. Celles-ci reconnaissaient en tout cas une forme supérieure d'autorité tribale, une sorte de souveraineté naturelle à laquelle chacun doit se soumettre, si bien que le rôle divin des Bœrs avait autant été imposé par leurs esclaves noirs que spontanément assumé par eux-mêmes. Il va de soi que pour ces dieux blancs régnant sur des esclaves noirs, loi ne signifiait rien d'autre que privation de liberté, et gouvernement, restriction de l'arbitraire sauvage du clan. Les Bœrs voyaient dans les indigènes l'unique « matière première » que l'Afrique offrît en abondance et ils ne les utilisaient pas dans le but de s'enrichir, mais uniquement pour assurer les stricts besoins indispensables à l'existence humaine.

En Afrique du Sud, les esclaves noirs devinrent rapidement la seule fraction de la population à travailler réellement. Leur labeur était marqué par tous les désavantages connus du travail des esclaves, tels que manque d'initiative, paresse, absence de soin pour les outils, inefficacité générale. Par conséquent, il suffisait à peine à faire vivre leurs maîtres et il ne parvenait jamais à produire le degré d'abondance capable de « nourrir » une civilisation. C'est cette dépendance totale vis-à-vis du travail d'autrui et ce mépris complet pour toute forme de travail et de productivité qui transformèrent le Hollandais en Bœr et qui donnèrent à son concept de race une signification spécifiquement économique.

Les Bœrs furent le premier groupe européen à abandonner l'orgueil que l'homme occidental trouvait à vivre dans un monde créé et fabriqué par lui. Ils traitaient les indigènes comme une matière première et se nourrissaient d'eux comme on pourrait se nourrir des fruits d'un arbre sauvage. Paresseux et improductifs, ils se contentaient de végéter, exactement comme les tribus noires végétaient depuis des millénaires. L'immense horreur qui avait saisi les Européens lorsqu'ils s'étaient trouvés pour la première fois face à la vie indigène était précisément due à cette note d'inhumanité chez des être humains qui semblaient appartenir à la nature au même titre que les animaux sauvages. Les Bœrs vivaient de leurs esclaves exactement comme les indigènes avaient vécu d'une nature brute, intacte. Quand, dans leur frayeur et leur misère, les Bœrs résolurent d'exploiter ces sauvages comme s'ils avaient représenté tout simplement une autre forme de la vie animale ils s'engagèrent dans un processus qui ne pouvait finir qu'avec leur propre dégénérescence en une race blanche vivant à côté et avec des races noires dont, à la fin, Ils ne différeraient plus que par la couleur de leur peau. [...]

Le racisme comme moyen de domination avait été exploité dans cette société de Blancs et de Noirs avant que l'impérialisme n'en fasse son idée politique principale. Son fondement et sa justification étaient toujours l'expérience elle-même, la terrifiante expérience d'une différence défiant l'imagination ou toute compréhension ; à la vérité, il était bien tentant de déclarer tout simplement que ces créatures n'étaient pas des être humains. Puisque, en dépit de toute explication idéologique, les hommes noirs s'entêtaient néanmoins à conserver leurs traits humains, les « hommes blancs » n'avaient plus qu'à reconsidérer leur propre humanité et à décréter qu'ils étaient eux-mêmes plus qu'humains, et manifestement élus par Dieu pour être les dieux des hommes noirs. C'était la seule conclusion logique si l'on voulait dénier radicalement une communauté de liens quelconque avec les sauvages ; dans la pratique, cela signifiait que le christianisme perdait pour la première fois son pouvoir décisif de garde-fou contre les dangereuses perversions de la conscience humaine, laissant ainsi présager son inefficacité fondamentale dans certaines sociétés de race plus récentes. Les Bœrs niaient tout simplement la doctrine chrétienne de l'origine commune des hommes et transformaient les passages de l'Ancien Testament qui ne transcendaient pas encore les limites de la vieille religion israélite en une superstition que l'on ne pourrait même pas appeler hérésie. Comme les Juifs, ils se percevaient eux-mêmes comme le peuple élu, avec cette différence primordiale qu'ils n'avaient pas été choisis au nom de la Rédemption du genre humain, mais pour dominer paresseusement un autre groupe social qui se voyait condamné à une besogne tout aussi indolente. C'était la volonté de Dieu sur la terre. [...]

Hannah Arendt (1906–1975), Les Origines du totalitarisme,
« L'Impérialisme », chapitre III « Race et bureaucratie » (1951),
éditions du Seuil, Collection Points Politique n°125, pp. 121–128

(1) « que disparaisse la fantastique invasion » : citation extraite de Cœur des Ténèbres (1902), roman de Joseph Conrad (1857–1924).

(2) La mêlée pour l'Afrique : l'image désigne le mouvement d'expansion coloniale qui a lancé les Européens à la conquête de l'Afrique au cours du dernier quart du XIXe siècle.

(3) « l'Europe tout entière avait contribué à (les) fabriquer » : citation extraite de Cœur des Ténèbres (1902), roman de Joseph Conrad (1857–1924).

(4) séparatiste : qui s'est détaché de la communauté européenne à laquelle il appartenait à l'origine.

(5) Hommes superflus : l'image désigne des déclassés auxquels l'Europe n'offrait aucune perspective sociale, et qui ont trouvé dans l'aventure colonialiste de quoi assouvir leurs rêves de gloire et de richesse.

(6) Huguenots : l'expression, dépourvue de connotation péjorative ici, désigne les protestants.

(7) élevage extensif : qui se pratique sur de larges étendues.